Il ne raconte pas les crimes. Il ne nous révèle rien sur la paniques des victimes, ne nous dit rien de l’adrénaline, les tentatives de fuite, les cris. On ne voit que le résultat : les rapports d’autopsie, les décisions d’enterrer ces femmes dans la fosse commune, comme les flics on se trouve devant le fait accompli. Il préfère nous faire suivre les types qui, eux, survivent, les flics, les criminelles, les femmes qui protestent, ou pas, les Américains venus là, parfois, pour retrouver une femme qui a disparu. Il ne s’attarde pas sur le spectaculaire, les rapports d’autopsie, s’ils révèlent évidemment les violences subies par les femmes, soulignent plutôt l’indifférence de celui qui rédige, c’est son métier, des rapports relativement détaillés, mais la plupart du temps lacunaires même si toujours, forcément, froidement morbides. Il ne nous dit que peu de choses des romans qu’écrit Archimboldi, mais on le voit naître, se battre, ne pas se battre, commencer à parler, voyager, lire, faire l’amour, on l’aperçoit à sa table, il cherche une machine à écrire, il vieillit, comme toutes les personnes qu’il connaît, comme ses maîtresses. On ne sait rien ou presque des théories au sujet desquels les spécialistes se querellent, mais on les voit eux aussi, à leur façon, baiser, chercher, se débattre, douter, devenir fous, esquiver la folie. Il ne s’attarde pas sur les constructions verbales et son style est le plus souvent, quand il ne rend pas le discours de certains personnages verbeux, direct. Il nous parle, nous raconte une histoire, nous montre quelque chose, mais ne semble pas réfléchir au langage lui-même, ce qui l’intéresse c’est la chair, c’est dire le corps, dire l’absurdité ou plutôt la bêtise des ratiocinations, des histoires qu’on se raconte à soi-même. Le plus souvent on pourrait dire que personne ne fait rien, et, bien installés dans notre rôle de lecteur, on voudrait qu’ils se bougent, se révoltent, prennent la décision qui s’impose, brisent les conventions qu’on déteste, c’est un peu tout ce qu’on se dit mais bien sûr si on fait comme l’auteur et qu’on regarde dehors, et qu’on se regarde vivre, travailler, lire, quoi que ce soit, on se demande si ce qu’on fait c’est bien quelque chose, plutôt que rien. Il faudrait peut-être faire la liste de tout ce dont, dans le livre, on ne sait rien, ou du moins tout ce que le narrateur ne raconte pas directement, les meurtres, les théories, certains personnages qu’on ne connaît que par leurs textes lus par d’autres personnages, ou les histoires vraiment racontées par les personnages, sans le filtre ironique du narrateur, les œuvres ou seulement un passage de l’œuvre d’Archimboldi, et que signifie exactement ce titre ? Encore une fois, comme les personnages et sans doute d’autres êtres moins fictifs, on a le sentiment de rester coincé à la surface des choses, une surface seulement translucide, qui nous laisse deviner qu’il y a bien quelque chose là derrière et qu’on pourrait avoir envie de voir de plus près, mais quel effort serait exigé de nous pour nous approcher du cœur, s’il y en a bien un ? Car en plus de tout son ironie se porte aussi, comme d’autres, sur l’écriture de la fiction, et il rend compte par exemple de pensées que les personnages, en réalité (c’est bien de ça aussi qu’il s’agit), ne pourraient pas avoir, ou des pensées qui sont des constructions sans fondement, juste de la pure affabulation, utile pour combler l’ignorance, ou parce que c’est amusant, de s’imaginer ce qui a pu se passer, quand on n’en sait rien, ou trop peu, et l’imagination est un des ressorts qui nous poussent à essayer d’approfondir l’enquête.
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J’annonçais hier à un pote que j’étais sur le point de terminer la lecture du bouquin, et quand il me demandait si ça me semblait toujours aussi bien que les précédentes fois où on en avait parlé, je lui répondais que oui, mais que je craignais que ça finisse, comment dire, en queue de poisson. J’aurais pu ajouter que je n’en voyais pas la fin, qu’il n’y en a sûrement pas, ou répéter que de toute façon, on s’en fout de la fin, ce qui n’est pas tout à fait vrai car quand même, le goût qui te reste dans la bouche une fois le bouquin fermé filtre aussi les sensations que tu avais reçues jusque là. Et il s’agit bien de goût, et de ce qui reste. Car si moi la lecture m’a demandé des semaines, à force de mettre bouts à bouts des moments éparses de lecture, son écriture a pris des années, alors il est logique que le moment de terminer le livre soit aussi celui de se poser la question de ce qui va en rester, de l’héritage que va léguer l’auteur au lecteur. On aimerait être digne de ce genre d’héritage, et on s’imagine qu’il faudrait, pour ça, connaître en détail l’œuvre, prendre pour la lire le temps qu’il a mis pour l’écrire, et non se contenter de seulement passer d’un mot à l’autre en attendant la fin. Est-ce qu’on peut voir, depuis le point de vue de la dernière page, une fois lue, dans ce formidable amoncellement de mots, forts et quotidiens, de gestes, de décors et de réflexions, quelque chose comme une farce ? Le narrateur, souvent, ne laisse pas ses personnages se prendre trop au sérieux. Dans la première partie par exemple, le plus souvent les histoires que racontent les personnages (qui racontent leur vie) sont racontées de façon indirecte, par le narrateur, qui bride ironiquement les élans et les tentations lyriques du conteur. C’est un trait de pas mal de grands, d’insister sur la nécessité, de parler de l’essentiel, du fondamental, du tragique, du sanglant du douloureux, mais de chercher à ne pas le faire trop sérieusement parce que de toute façon on est au final bien incapable de dire quoi que ce soit de décisif ou définitif à ces questions mystérieuses et de toute façon manifestement absurdes, à moins de consentir à s’abandonner à la platitude, c’est pour ça qu’il vaut mieux encore faire un pied de nez à tout cette gravité, ou un bras d’honneur j’en sais rien, bref tout sauf avoir l’air d’un professeur de philosophie (comme on s’imagine parfois les vieux professeurs de philosophie bien à l’abri de l’air ambiant dans leur système bien clos en bois dur). Le roman évoque plusieurs types de littérature, le premier est l’objet universitaire, qui n’est pas l’œuvre écrite, qui n’est pas non plus celle du lecteur à qui on s’adresse. Quatre pauvres types, trouvent à regonfler leur amour propre dans la production de théories littéraires, trouvent dans l’exercice du commentaire le moyen d’exister, et surtout d’effacer leurs tares, leur vie concrète, sexuelle, les conditions véritables de leur survie. Ils dressent donc, au début, entre eux et le monde un voile de mots et de conceptions, qu’ils devront abandonner, ou qu’ils laisseront naturellement tomber, quand reprendront le dessus leurs pulsions, leur besoin d’exister autrement, avec leur corps, de vivre un peu plus. Il y a aussi les littérateurs professionnels, à la recherche de sujets pour faire un succès, mais c’est aussi à leur vie, à leur survie, que B. s’intéresse, pas à leurs œuvres, pas plus qu’on ne sait en quoi consistent les théories littéraires des universitaires pédants qu’on a, pendant un certain temps, juste envie de gifler comme on a souvent envie de se frapper soi-même, pas seulement histoire de se donner un coup de pied au cul pour repartir de l’avant, mais plutôt pour s’envoyer bien loin de ce qui constitue notre quotidien, et ses saletés d’obligations et contraintes, car on a toujours l’impression qu’on ferait vraiment quelque chose, si on n’était plutôt obligé de faire ça. Si on nous montrait la chaîne des actions à accomplir pour faire ce qu’on veut ou ce que, finalement, on doit, et donc qu’il n’y aurait plus qu’à s’y mettre, est-ce qu’on ne mettrait pas justement en avant les obligations pour masquer notre lâcheté. Tout casser et en même temps mettre hors d’état de marche la machine à bonne conscience. Dans le roman on voit les flics se planter, et notre expérience en matière d’enquêtes policières, acquise par le visionnage d’heures de séries, téléfilms ou films policiers, sans parler des livres, nous souffle bien que là il se trompe dans sa déduction et qu’il ne résoudra pas l’affaire en s’y prenant comme ça, et le narrateur s’amuse à nous montrer les faux raisonnements et la négligence, l’indifférence et parfois le cynisme de ces flics, ou des autres, des narrateurs peut-être qui, comme les voyantes séniles à la télévision, se contentent de signaler l’existence du mal, sans s’impliquer physiquement dans le combat. On voudrait bien se dire que les oeuvres qui se coltinent avec la violence et la beauté servent à autre chose qu’à tromper notre ennui, qu’elles nous donnent autre chose que ça, qu’elles ne nous fassent pas seulement rire ou pleurer ou tu vois ce que je veux dire. En fait je ne sais pas ce que j’en attends. Le sentiment d’avoir fait quelque chose ?
Extrait de Nocturne du Chili
Published 22/02/2008 Littérature latino-américaine 3 CommentsÉtiquettes : Roberto Bolaño
Roberto Bolaño, Nocturne du Chili, trad. Robert Amutio, ed. Christian Bourgois, p. 67.
J’ai tenté une chronique du bouquin sur le site du FFC.
Appels téléphoniques, de Roberto Bolaño
Published 22/10/2007 Littérature latino-américaine 3 CommentsÉtiquettes : Roberto Bolaño
Les raisons qui motivent les coups de fils que se passent de temps en temps les personnages impliquées dans les nouvelles sont multiples, bien sûr. Il peut s’agir d’appeler à l’aide, (même si je ne sais pas si le pauvre jeu de mot appel téléphonique – appel à l’aide vaut en espagnol), il peut s’agir d’appels anonymes, de menaces, ou juste d’appels pour se donner des repères au milieu de tout ça, pour essayer de ne pas se perdre.
Chaque nouvelle, donc, nous donne l’occasion d’une rencontre, autour de l’essentiel et de sa fréquente brutalité, de son arbitraire, son absurdité. Certaines histoires dégagent une telle mélancolie… Tous les appels ne peuvent recevoir de réponse, on peut se retrouver incapable de répondre, de dire ce qu’il faudrait, ce qu’on devrait. C’est clairement de lui, l’auteur, et de nous, qu’il est question, et de nos amours, de notre sexualité, notre mort.
Autant dire que les personnages font comme ils peuvent avec ça… et avec leur désir intermittent de vivre.
« Tony ne se fâchait jamais, ne discutait jamais, comme s’il considérait comme absolument inutile de faire en sorte qu’une autre personne partage son point de vue, comme s’il croyait que toutes les personnes étaient égarées et que ce serait prétentieux qu’un égaré indique à un autre égaré le moyen de trouver le chemin. Un chemin que non seulement personne ne connaissait mais qui probablement n’existait même pas. »
Parenthèse à la notule sur Appels téléphoniques
Published 22/10/2007 Littérature latino-américaine 2 CommentsÉtiquettes : Roberto Bolaño
Anvers, de Bolaño
Published 02/10/2007 Littérature latino-américaine 5 CommentsÉtiquettes : Roberto Bolaño
Un livre extrêmement mystérieux, écrit ni en vers ni en prose, et le Jourdain en moi s’en trouve tout perdu. Une langue qui ne dit pas ce qu’elle dit, pour ainsi dire, qui nous montre quelque chose situé entre les éclats (résultats d’une explosion), du côté des silences, pendant lesquels on cherche le sens de ce qui reste, du concentré que nous passe Bolaño.
Mais encore une fois tu vas penser que je délire, et j’aurai du mal à te donner tort.
Minuscule notule sur La Littérature nazie en Amérique, de Roberto B.
Published 02/10/2007 Littérature latino-américaine 6 CommentsÉtiquettes : Roberto Bolaño
Sur les questions que pose le livre. Comment parler d’une littérature nazie? (et non seulement: qu’est-ce qu’une littérature nazie?) Qu’est-ce que collaborer avec les nazis (thème obsessionnel de Bolaño)? Parler de la littérature nazie, est-ce parler de leurs thèses, ou est-il possible d’en faire abstraction pour parler littérature? Qu’est-ce qui caractérise la littérature nazie en tant qu’art (dans les articles du livre)? Pas grand chose : elle est la même que celle des autres, elle prend la forme de poésies autobiographiques comme celle de la science fiction.
Or il m’a semblé, en lisant ce texte, cette succession de notices qui forment encyclopédie, que les critiques que portent le narrateur à ses objets n’étaient justement que littéraires, ne portaient que sur la pauvreté des intrigues ou du style. Qu’est-ce qui distingue mon intrigue, mon style, de ceux d’un littérateur nazi, pouvais-je personnellement me demander en parcourant les pages?
Le narrateur de la Littérature nazie en Amérique est-il nazi? Rien n’empêche un critique d’édulcorer, de rendre supportable, nullement repoussante, la littérature nazie, même si elle était horrible. Ou qu’est-ce qui identifie vraiment les textes nazis des auteurs dont parle le narrateur, qu’invente Bolaño?
Peut-être me suis-je planté, peut-être s’agit-il seulement de montrer que le nazisme n’appartient à aucun lieu ni aucun temps, mais il ne faut pas manquer de souligner le rôle que joue le narrateur, critique complaisant, au ton neutre, qui me semble être une des cibles de Bolaño, comme tout ce qui est complaisant dans l’oeuvre globale. Qu’est-ce t’en penses? (Désolé si ce ne sont que platitudes et banalités, mais bon, on fait ce qu’on peut)
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