Satire et prophétie : les voix de Karl Kraus recueille quatre essais consacrés au polémiste autrichien. Je compte me concentrer sur le triptyque médias, imagination, langage.
« Karl Kraus, le monde intellectuel et la presse » montre comment la presse encourage l’imposture et le mensonge, en plaçant l’accent sur l’annonce de l’événement plutôt que sur l’événement lui-même. La presse est en effet douée de ce pouvoir, avec la complicité de ses lecteurs, de créer un événement, qui éventuellement ne s’est pas passé, ou de nier un autre, alors qu’il s’agit d’une tuerie. Ainsi, les journaux, sans vérification, car pour vérifier il faudrait se rendre là-bas, annoncent qu’untel a atteint le pôle Nord. Car untel l’affirme, décrit précisément le paysage, revient même avec des photos qui rendent plausible son exploit. Le seul problème est que son affirmation est fausse. Cependant, non seulement la presse a besoin de gros titres, mais les lecteurs ont besoin de sentir qu’il se passe quelque chose, que l’humanité se surpasse et file vers le progrès. Dans ce cas l’intellectuel de service voit sa tâche compliquée par la nécessité de reproduire un exploit physique pour le vérifier, et donc se trouve incapable de prendre vraiment position (et c’est, me semble-t-il, la position la plus saine qu’il puisse adopter).
Cependant, il y a plus grave. Il y a quand presse, intellectuels et lecteurs se précipitent dans l’abîme, quand la rhétorique des uns, le pouvoirs de suggestion des autres et la crédulité des derniers engagent des millions d’hommes sur les champs de bataille pour livrer une guerre qui ne pourrait avoir d’intérêt que pour le pouvoir en place, qui trouve d’une certaine façon son existence légitimée par ce geste grandiose. Les marchands d’armes pourraient éventuellement contribuer à la l’exaltation de l’héroïsme patriotique.
Dans ce premier article, c’est la complicité des intellectuels, vivement dénoncée par Kraus, qui est soulignée. Il s’agit de voir comment certains utilisent leur position d’intellectuels, d’universitaires, pour défendre des thèses qui sont celles du pouvoir en place ou des propriétaires de journaux. Comment la rhétorique guerrière se fait passer pour un exposé de la réalité.
Bouveresse montre l’actualité de ce genre d’appréciation en évoquant le lancement de la guerre en Irak. Pourquoi pas?
L’intérêt n’est pas seulement de montrer l’actualité de Kraus, mais de montrer comment les thèses de Kraus anticipent les catastrophes à venir dans son époque, à savoir le nazisme et une autre guerre catastrophique. De là à dire qu’il s’agit pour Bouveresse de mettre en garde contre la possibilité d’un retour en force des nazis ou d’une guerre, soutenus par une presse complice, au prétexte que les même causes produiraient des effets similaires…
Le second article « La nuit qui vient et le cauchemar qui s’annonce : les années 1919-1933 » est le plus long et le plus intéressant des quatre.
Kraus n’a de cesse de prévenir que la catastrophe de la première guerre mondiale peut se reproduire. « On comprend (…) très bien pourquoi c’est à nouveau à la presse que [Karl Kraus] s’en prend en priorité dans les années de l’immédiat après-guerre. Non seulement, en effet, elle est elle-même au premier rang des pouvoirs et des institutions qui ont tout intérêt à faire oublier le plus vite possible ce qu’ils ont fait [encourager les Allemands ou les Autrichiens ou les autres à se lancer dans la guerre], mais encore sa tâche consiste pour une part essentielle à rappeler quotidiennement au monde que l’actualité immédiate a ses propres exigences et que, même sur une guerre qui a fait des millions de morts, on ne peut pas s’attarder très longtemps. »
Les positions de Kraus à l’égard du rôle de l’imagination sont peut-être les plus intéressantes. (le 9 octobre j’ai posté la citation de Karl Kraus qui me servira de base. La traduction est difficilement lisible au début, mais claire à partir de la moitié). Le journaliste « déréalise » les événements, nie que la guerre ne soit que boucherie, ou occulte la misère dans laquelle le pouvoir plonge les citoyens. Par suite, puisque le lecteur est prêt à accepter la « vérité » qu’on lui propose, on en fait un des « acteurs » de la boucherie, ou un défenseur de l’oppresseur. Kraus soutient que l’imagination est la faculté qui nous permet de nous faire une idée de ce qu’est se prendre une balle dans le ventre, et par suite qui rend possible l’humanité, un comportement moral. Si on la remplace cette imagination par une autre, à savoir l’idée que mourir sur le champs de bataille est être un héros de la patrie, ou simplement en niant que la guerre est une catastrophe (comme si on pouvait nier, moins gravement et par exemple, que les nuages, même radioactifs, se moquent des frontières), et bien on fait des hommes des bêtes, de la chair à canon ou des tortionnaires. Pour Kraus, « Le défaut d’imagination a rendu possible la guerre ». Sans doute Kraus dirait que ce défaut a également permis tout ce qui relève de la destruction systématique. J’espère ne pas avoir trop biaisé la thèse de Kraus sur ce point, elle est riche de toutes sortes de pistes. Remplacez l’imagination et l’effort qu’elle suppose par des clichés, et vous obtenez le parfait soldat, assassiné et criminel, une sorte de machine.
Kraus prétendait que la presse, par le recours à ses images et clichés, détruisait l’humanité. Heureusement que les infos ne sont plus l’apanage de la presse, non?
En passant : Kraus n’est pas favorable à la liberté de la presse.
Le troisième essai « »Apprendre à voir des abîmes là où sont des lieux communs » : le satiriste et la pédagogie de la nation » servira de support pour les thèses de Kraus concernant le langage, qui sont liées aux précédentes.
Kraus avance que la paresse linguistique, le recours au cliché, la phraséologie des journalistes, pour ne parler que d’eux et non des politiciens, est également facteur d’inhumanité. S’encombrer l’esprit de ces clichés, c’est laisser prendre la place aux pensées plus exigeantes, à la pensée tout court. Kraus note par exemple que les représentants des catégories sociales qui lisent la presse de son époque étaient contraints, un siècle plus tôt, de penser par eux-même. Kraus sous-entend qu’on ne s’en portait pas forcément plus mal. Bouveresse, sur ce sujet, utilise les travaux des linguistes qui ont abordé la question du langage du IIIème et dernier Reich. Car la prise de pouvoir de hitler, et surtout les horreurs produites par cet événement, sont en partie le résultat de la situation de la langue. « (…) bien entendu, avec la prise de pouvoir de Hitler, on a (….) franchi un pas de plus à la fois dans l’horreur et dans la dégradation du langage, en particulier dans le triomphe de la phraséologie qui permet justement, par un effet d’atténuation, de neutralisation et d’euphémisation, de banaliser complètement l’inacceptable. » Car, sous-entend Kraus, la paresse dont font preuve les journalistes dans leur utilisation de la langue est le signe de leur paresse morale, et leur utilisation systématique de phrases toutes faites et de clichés, leur automatisme, est le signe de leur inhumanité plus ou moins flagrante, plus ou moins latente, le signe qu’il peuvent devenir acteurs (responsables) de la catastrophe.
Bouveresse prétend que les thèses de Kraus sont d’une actualité criante, et nous encourage à résister, même chacun pour soi. C’est toi qui vois.
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