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Sur le premier acte des Derniers jours de l'humanité, de Kraus

Les Derniers jours de l’Humanité est évidemment à placer dans la catégorie des livres de combat. Sa cible principale est le journalisme et ses effets, en l’occurrence : une guerre mondiale. Car les acteurs du journalisme ne sont pas seulement les journalistes. Il faut inclure les lecteurs de journaux, qui par définition sont ceux qui restent à l’arrière et se délectent des mensonges qu’on leur sert gentiment, les chefs d’états major et autres ministres tellement satisfaits d’apparaître en photo en première page, les propriétaires de journaux, les industriels de l’armement, qui eux aussi se retrouve sur le Ring de Vienne plutôt qu’en Lorraine, bref, disons, tous ceux qui soutiennent l’effort de guerre, d’une façon où d’une autre. Karl Kraus ne choisit donc pas la cible la plus facile, puisqu’il écrit alors même que la guerre fait rage. L’ironie systématique qui ridiculise toutes les manies de ceux qui exaltent le courage des soldats depuis les cafés de la capital autrichienne, est l’arme qu’a trouvé Kraus. Seulement, l’ennemi s’incarne dans un nombre tellement important de personnages, tout à fait concret (Kraus utilise les noms des vrais industriels, des vrais journalistes, des vrais ministres etc.), que son oeuvre prend la forme d’une pièce de théâtre, en trois actes, qui, si l’envie prenait à quelqu’un de vraiment la jouer, devrait l’être sur dix jours.

Kraus ne veut épargner personne, ce qui est la preuve de son courage mais qui a pour conséquence d’alourdir le texte pour le lecteur contemporain car ce n’est pas un texte écrit pour nous, mais contre tel journal nommément désigné, tel journaliste célèbre (l’éditeur a fait le choix de placer les notes, qui nous apprennent qui est qui, en fin de volume, ce qui ne facilite pas la lecture).

En quoi, pour essayer de résumer, consiste leur crime? En exaltant, avec toutes les ressources de la « poétique » nationaliste, le courage du soldat ou la grandeur du sacrifice à la nation, tel journaliste est coupable d’encourager à se faire tuer, et alimente la machine de mort. Tel autre, en niant, depuis l’arrière, l’étendue de la catastrophe, encourage au maintien en marche de la même machine. Tel journaliste, en montant en épingle la déclaration d’un ministre, effectuée depuis un café viennois, conduit tel ministre à la recherche de décision d’éclat, fervent lecteur de journaux, à prendre à son compte les mesures catastrophiques qu’on lui prête, comme tel officier qui, plutôt que laisser la possibilité qu’on dise qu’il ne fait rien, décide d’un assaut désespéré. Le crime paie au journal, qui trouve ses lecteurs chez tous ceux qui veulent se remonter le moral, au journaliste qui goûte à la gloire de l’écrivain, courtisé par tous les grands, aux grands qui voient leur nom afficher en direct dans l’Histoire, et bien sûr à tous ceux qui font de la mort leur métier ou leur fonds de commerce.

L’humour de Kraus est toujours très agressif, met en avant le tragique de scènes quotidiennes, un peu comme certain compositeur, contemporain de Kraus qui a longtemps vécu à Vienne, utilise des fanfares et des danses légères pour les transformer en cris morbides et en claudication. Il ne s’agit que de ça : on croise, au hasard, tel journaliste qui nous explique comment un procède (« il fallait donner au public l’envie de faire la guerre et de lire notre journal, ça va de pair ») etc. et Vienne devient le décor d’une comédie grotesque, où chacun cherche à se mettre en avant, pendant que des milliers d’autres se font massacrer.

Je voulais voir de plus près ce que Bouveresse a magistralement exposé. J’aurais sans doute pu me contenter de son bouquin, car Kraus s’attache évidemment aux détails et ne laisse rien passer, alors qu’on cherche peut-être davantage de synthèse. Il existe une version scénique de l’ouvrage (chez le même éditeur, Agone), dont j’aurais sans doute dû me contenter. En tout cas Kraus pourrait peut-être servir d’exemple à ceux qui trouvent surprenant que, par exemple, lorsqu’un téléfilm évoque des figures politiques en place, ce soit toujours pour en vanter les mérites, voir le grand courage ou la grandeur d’âme alors qu’il serait tout aussi bien possible (à moins bien sûr qu’il y ait consensus et que personne ne conteste la version officielle) de taper sur la tête des chefs (ne serait-ce que pour le plaisir, si on n’a pas davantage d’ambition politique ou morale). On n’est tout de même pas en guerre, si? (tiens, bizarre, me revient en tête l’exemple d’un livre de campagne (électorale, certes) écrit par un écrivain qui paie son audace, ai-je entendu, en se retrouvant à la place d’un autre à la tête d’un théâtre national. bizarre.)

(In)actualité de Karl Kraus

Satire et prophétie : les voix de Karl Kraus recueille quatre essais consacrés au polémiste autrichien. Je compte me concentrer sur le triptyque médias, imagination, langage.

« Karl Kraus, le monde intellectuel et la presse » montre comment la presse encourage l’imposture et le mensonge, en plaçant l’accent sur l’annonce de l’événement plutôt que sur l’événement lui-même. La presse est en effet douée de ce pouvoir, avec la complicité de ses lecteurs, de créer un événement, qui éventuellement ne s’est pas passé, ou de nier un autre, alors qu’il s’agit d’une tuerie. Ainsi, les journaux, sans vérification, car pour vérifier il faudrait se rendre là-bas, annoncent qu’untel a atteint le pôle Nord. Car untel l’affirme, décrit précisément le paysage, revient même avec des photos qui rendent plausible son exploit. Le seul problème est que son affirmation est fausse. Cependant, non seulement la presse a besoin de gros titres, mais les lecteurs ont besoin de sentir qu’il se passe quelque chose, que l’humanité se surpasse et file vers le progrès. Dans ce cas l’intellectuel de service voit sa tâche compliquée par la nécessité de reproduire un exploit physique pour le vérifier, et donc se trouve incapable de prendre vraiment position (et c’est, me semble-t-il, la position la plus saine qu’il puisse adopter).
Cependant, il y a plus grave. Il y a quand presse, intellectuels et lecteurs se précipitent dans l’abîme, quand la rhétorique des uns, le pouvoirs de suggestion des autres et la crédulité des derniers engagent des millions d’hommes sur les champs de bataille pour livrer une guerre qui ne pourrait avoir d’intérêt que pour le pouvoir en place, qui trouve d’une certaine façon son existence légitimée par ce geste grandiose. Les marchands d’armes pourraient éventuellement contribuer à la l’exaltation de l’héroïsme patriotique.
Dans ce premier article, c’est la complicité des intellectuels, vivement dénoncée par Kraus, qui est soulignée. Il s’agit de voir comment certains utilisent leur position d’intellectuels, d’universitaires, pour défendre des thèses qui sont celles du pouvoir en place ou des propriétaires de journaux. Comment la rhétorique guerrière se fait passer pour un exposé de la réalité.
Bouveresse montre l’actualité de ce genre d’appréciation en évoquant le lancement de la guerre en Irak. Pourquoi pas?
L’intérêt n’est pas seulement de montrer l’actualité de Kraus, mais de montrer comment les thèses de Kraus anticipent les catastrophes à venir dans son époque, à savoir le nazisme et une autre guerre catastrophique. De là à dire qu’il s’agit pour Bouveresse de mettre en garde contre la possibilité d’un retour en force des nazis ou d’une guerre, soutenus par une presse complice, au prétexte que les même causes produiraient des effets similaires…

Le second article « La nuit qui vient et le cauchemar qui s’annonce : les années 1919-1933 » est le plus long et le plus intéressant des quatre.

Kraus n’a de cesse de prévenir que la catastrophe de la première guerre mondiale peut se reproduire. « On comprend (…) très bien pourquoi c’est à nouveau à la presse que [Karl Kraus] s’en prend en priorité dans les années de l’immédiat après-guerre. Non seulement, en effet, elle est elle-même au premier rang des pouvoirs et des institutions qui ont tout intérêt à faire oublier le plus vite possible ce qu’ils ont fait [encourager les Allemands ou les Autrichiens ou les autres à se lancer dans la guerre], mais encore sa tâche consiste pour une part essentielle à rappeler quotidiennement au monde que l’actualité immédiate a ses propres exigences et que, même sur une guerre qui a fait des millions de morts, on ne peut pas s’attarder très longtemps. »

Les positions de Kraus à l’égard du rôle de l’imagination sont peut-être les plus intéressantes. (le 9 octobre j’ai posté la citation de Karl Kraus qui me servira de base. La traduction est difficilement lisible au début, mais claire à partir de la moitié). Le journaliste « déréalise » les événements, nie que la guerre ne soit que boucherie, ou occulte la misère dans laquelle le pouvoir plonge les citoyens. Par suite, puisque le lecteur est prêt à accepter la « vérité » qu’on lui propose, on en fait un des « acteurs » de la boucherie, ou un défenseur de l’oppresseur. Kraus soutient que l’imagination est la faculté qui nous permet de nous faire une idée de ce qu’est se prendre une balle dans le ventre, et par suite qui rend possible l’humanité, un comportement moral. Si on la remplace cette imagination par une autre, à savoir l’idée que mourir sur le champs de bataille est être un héros de la patrie, ou simplement en niant que la guerre est une catastrophe (comme si on pouvait nier, moins gravement et par exemple, que les nuages, même radioactifs, se moquent des frontières), et bien on fait des hommes des bêtes, de la chair à canon ou des tortionnaires. Pour Kraus, « Le défaut d’imagination a rendu possible la guerre ». Sans doute Kraus dirait que ce défaut a également permis tout ce qui relève de la destruction systématique. J’espère ne pas avoir trop biaisé la thèse de Kraus sur ce point, elle est riche de toutes sortes de pistes. Remplacez l’imagination et l’effort qu’elle suppose par des clichés, et vous obtenez le parfait soldat, assassiné et criminel, une sorte de machine.

Kraus prétendait que la presse, par le recours à ses images et clichés, détruisait l’humanité. Heureusement que les infos ne sont plus l’apanage de la presse, non?

En passant : Kraus n’est pas favorable à la liberté de la presse.

Le troisième essai «  »Apprendre à voir des abîmes là où sont des lieux communs » : le satiriste et la pédagogie de la nation » servira de support pour les thèses de Kraus concernant le langage, qui sont liées aux précédentes.

Kraus avance que la paresse linguistique, le recours au cliché, la phraséologie des journalistes, pour ne parler que d’eux et non des politiciens, est également facteur d’inhumanité. S’encombrer l’esprit de ces clichés, c’est laisser prendre la place aux pensées plus exigeantes, à la pensée tout court. Kraus note par exemple que les représentants des catégories sociales qui lisent la presse de son époque étaient contraints, un siècle plus tôt, de penser par eux-même. Kraus sous-entend qu’on ne s’en portait pas forcément plus mal. Bouveresse, sur ce sujet, utilise les travaux des linguistes qui ont abordé la question du langage du IIIème et dernier Reich. Car la prise de pouvoir de hitler, et surtout les horreurs produites par cet événement, sont en partie le résultat de la situation de la langue. « (…) bien entendu, avec la prise de pouvoir de Hitler, on a (….) franchi un pas de plus à la fois dans l’horreur et dans la dégradation du langage, en particulier dans le triomphe de la phraséologie qui permet justement, par un effet d’atténuation, de neutralisation et d’euphémisation, de banaliser complètement l’inacceptable. » Car, sous-entend Kraus, la paresse dont font preuve les journalistes dans leur utilisation de la langue est le signe de leur paresse morale, et leur utilisation systématique de phrases toutes faites et de clichés, leur automatisme, est le signe de leur inhumanité plus ou moins flagrante, plus ou moins latente, le signe qu’il peuvent devenir acteurs (responsables) de la catastrophe.

Bouveresse prétend que les thèses de Kraus sont d’une actualité criante, et nous encourage à résister, même chacun pour soi. C’est toi qui vois.


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