Archive pour décembre 2007

Sur un aspect de La Symphonie du loup, de Marius Daniel Popescu

« Tu arrêtes la machine à café en appuyant sur le bouton que l’enfant a touché. En passant derrière vous, je prends la tasse remplie de café et je la pose sur la table, je prends le sucrier qui est sur le bord de la fenêtre et, à l’aide de la petite cuillère, je mets du sucre, une cuillère et demie dans chaque tasse. L’enfant tendra ses mains vers ta tasse de café. Tu lui diras : « non, c’est chaud!, non ma petite! », et elle dira « non!, non!, non!, non!, non! », elle fera le geste de dénégation de la tête et elle tournera la tête vers la gauche puis vers la droite, plusieurs fois, en répétant : « non!, non!, non!, non!, non! »

Cet extrait pour montrer un peu de l’œuvre : l’attachement au détail des gestes, au quotidien. La tendresse de celui qui observe pour ceux qu’il voit. Un langage simple et concret, qui se contente, pour ainsi dire, de montrer les gestes des enfants, simplement.

Mais il y a une autre face : l’impuissance du langage à être ce dont il parle. On ne peut, malgré les efforts, confondre la vie et ce qu’on sent avec la parole et ce qu’elle évoque. Et d’ailleurs, certains mots ne devraient pas exister : ceux qui ne parlent de rien, ceux qui n’appartiennent pas aux hommes mais sont ceux du Parti Unique, ceux qui sont aussi ineptes que ce dont ils prétendent parler. Et au fond, quel mot n’est pas susceptible d’être vidé de son sens? C’est notamment l’histoire d’un enfant qui apprend les mots, et leurs mensonges.

« Je te prends par les épaules et je dis : nous ne sommes pas ce qui est écrit dans les livres et nous ne sommes pas des images ; nous sommes les passagers des morts, tu comprends?! Va regarder le monde et commence à le faire en regardant encore ton père mort dans son cercueil installé ici, dans cette maison qui n’est pas la mienne et n’est pas la tienne non plus. Regarde les gens, touche, sens les odeurs des morts et des vivants, goûte de la terre et de la nourriture et du plastique et du fer, écoute, entends jusqu’au moment où tu te rendras compte que tout est chair et os, mon petit-fils. En chair et en os de ton corps. Et tu grandiras. Va regarder ton père, imprègne-toi de lui dans son état de père qui s’en va loin, très loin de nous. Imprègne-toi de lui comme tu le faisais et tu le fais encore avec l’eau de la rivière de ton enfance, imprègne-toi de ton père comme si tu voulais nager entre la vie et la mort, sur cette frontière où nous devenons tous les passagers des morts. Vas-y! »

L’écrivain fait avec et ne renonce pas. Peut-être que surmonter la faiblesse du langage, partiel ou imbécile, est le problème de l’écriture qu’il évoque dans une interview. J’espère que je rends pas ça trivial avec mes sales pattes.

Sans vraiment entrer dans le cœur du texte et parler de ce que vivent les personnages et comment l’ensemble est composé, mais je ne voulais pas être obligé, faute de place, de mettre ça de côté.

La Symphonie du loup, Marius Daniel Popescu, ed. José Corti

Des Anges, de Denis Johnson

Pour sûr, les personnages de Des Anges n’en sont pas. Irresponsables, passifs, bref inconscients, oui. Mais en tout cas, en les voyant, comme ça, on ne les imagine pas, de leur vivant, goûter à aucune sorte de béatitude. Tant mieux pour les amateurs de romans, diraient certains. Et c’est un roman, de facture assez classique, un roman d’apprentissage, si on peut appeler roman d’apprentissage ces romans au cours desquels les personnages, à cause de tout ce qu’ils subissent, atteignent une sorte de sagesse, ou la rédemption. Tu crois que si on définit ça comme ça presque tous les romans sont des romans d’apprentissages?
Comme l’intérêt du livre tient largement aux péripéties de l’intrigue et à ce qu’on peut en penser, il sera difficile de ne pas trop en dire. On fera comme on pourra. Promis, je n’en dirais pas beaucoup plus sur l’histoire que la quatrième de couverture laquelle, c’est vrai, en dit peut-être trop.

Jamie quitte son mari jaloux, dont on ne sait rien sinon qu’il s’appelle Curt et qu’il la battait sûrement, avec ses deux filles dont un bébé. Pour ce faire elle emprunte le réseau des bus Greyhound, pour se rendre à Cleveland, chez une femme de sa famille. Dans le bus elle rencontre Bill Houston, avec lequel elle boit une bière de trop, à moins que ce soit le scotch qui l’achève. Jamie subit ses gosses, qui la plupart du temps sont soit les poids qu’elle traîne, soit des présences qu’on devine hors champ. Les personnages sont ainsi lancé dans la fuite en avant qu’est leur vie romanesque.

C’est donc l’histoire de Jamie et Bill, de leurs tentatives pour ne pas sombrer, et de leurs échecs, de leur voyage d’une destruction à une autre, d’une autodestruction à la suivante. Chaque grand chapitre commence par la volonté de remonter la pente, sinon de retrouver le droit chemin, du moins un chemin, n’importe quoi d’autre que la chute dans le vide. Cependant leurs plans sont foireux et, au fond, ils font semblant. Picole, drogues. S’il arrive que les personnages s’apitoient sur leur sort, Denis Johnston s’abstient, et il ne se complait pas non plus dans le glauque : comme au cinéma, il manie l’ellipse qui nous donne le courage de continuer à suivre l’histoire. Les personnages ne savent pas quoi faire de leurs failles, alors ils passent leur temps à les tirailler, jusqu’à la cassure. Ils ne se jettent pas la tête la première dans la catastrophe, ils essaient de l’éviter, mais elle s’impose et les englouti, avec la détermination de ce qu’on pourrait appeler le destin.

(ne lis pas cette parenthèse si tu ne veux pas trop savoir ce qui se passe, et ne lis pas non plus la quatrième de couverture de l’édition de poche, aussi bavarde qu’un blogueur : par exemple, quand Jamie vient chercher Bille pour qu’il la venge, il refuse de commettre un meurtre, justement parce que seul le meurtre semble être la seule réponse proportionnelle au crime subi. Pourtant, ensuite, il tue sans réfléchir mais pas non plus par réflexe – Johnson ne suggère pas qu’il n’aurait pas pu agir autrement – parce qu’il le décide dans l’instant. Ils n’atteignent le point de non retour que progressivement, et parce que, d’une façon irrationnelle diraient les bourgeois, ils le veulent)

Alors que viennent foutre les anges dans cette histoire, te demandes-tu peut-être? C’est le premier roman de Johnson que je lis alors je ne me permettrais pas de lui supposer des thèses trop marquées, faut d’abord faire connaissance. Ce qui m’est venu à l’esprit, en fermant le livre, c’est qu’au fond c’est une fois tout à fait détruits (par les conséquences lourdes de leurs actes) et d’une certaine façon rachetés (matés) par l’Institution, ils peuvent atteindre à une certaine sérénité et qu’ils peuvent s’accepter, et être accepté (autre parenthèse spoiler : Jamie rêve de retrouver ses enfants, Bill attend la mort, certes dans la peur, mais aussi avec une sorte de paix). Drôle de façon d’atteindre à la pureté (en passant par l’enfer).

Le style de Johnson m’avait surpris d’emblée par sa capacité à bousculer nos appuis : dès le début, des paragraphes d’allure anodine s’écroulent, à cause du coup porté par une phrase, qui remet en cause l’illusion de bel équilibre. Lorsque la réalité se dérobe vraiment sous les yeux et les pieds des personnages, on est d’une certaine façon préparé à lire un style fuyant et énigmatique. Cette progression, cette maîtrise, fait qu’on ne considère pas les textes qui rendent compte du délire des personnages comme un simple exercice de virtuosité. Lorsque le délire prend le pas sur le reste : conventions, réalité tangible, identité, bref quand tout fout le camp, on n’a pas l’impression que l’auteur en fait trop, il n’y a pas de démonstration, il continue à jouer le jeu du réalisme.

« Mais ce n’était qu’une histoire, un truc que les gens se racontent, quelque chose pour passer le temps qu’il faut à la violence que contient un homme pour l’user, ou pour se consumer elle-même, selon que l’on décide qui est la bougie et qui, la flamme. »

Dialogue

Pierre Boulez a souhaité « placer ce concert sous l’égide » de son ami Karlheinz Stockausen, même si le programme n’avait pas grand chose à voir (je paraphrase les propos de Boulez) avec sa musique. Effectivement, on n’entend pas Stockhausen, ni rien qui ait à voir avec sa musique, dans la troisième suite pour orchestre de Bach ou dans un concerto Brandbourgeois, charmantes vieilleries. Cependant, dédier ce concert à la mémoire de son collègue compositeur (si on peut dire) n’était pas non plus un geste anodin, puisque le programme comprenait notamment le magnifique Dialogue de l’ombre double, de Boulez, et que les circonstances pouvaient nous conduire à l’entendre d’une oreille différente. Le hasard de la programmation donnait l’occasion à Boulez l’occasion de saluer la mémoire de son ami par une musique composée alors que les deux pouvaient encore dialoguer de la façon la plus féconde (propos de Boulez), une musique pleine de réflexions sur l’absence, la disparition, l’immatérialité…

Comme tu le sais peut-être, il s’agit d’une pièce pour clarinette, d’un côté, et clarinette enregistrée -piano résonnant, de l’autre. Le clarinettiste présent sur scène dialogue avec la voix d’un instrument absent, ou plutôt : invisible. La clarinette enregistrée n’est pas qu’un écho, puisqu’elle parvient à jeter une ombre sur le musicien (qui disparaît lorsque son double donne de la voix, par le moyen d’un jeu de lumière). Le matériel et l’immatériel coexistent : ils parlent le même langage musical, chacun son tour, et le timbre boisé de la clarinette les rapproche comme deux frères.

Le dialogue, le drame musical, est intérieur. Il suggère la présence permanente de l’absent lorsque la voix incarnée prend la parole, pour compléter ce qu’elle dit, la reprendre, lui faire regretter de ne pas pouvoir dire plusieurs choses en même temps, il juge ou il encourage. Le dialogue avec ce partenaire invisible, qui nous est si proche, provoque l’émulation créatrice qui nous pousse à l’approfondissement des pistes qui se présentent. Il arrive que le ton monte, que l’on s’agace de cette voix, mais elle se joue de nous , elle est plus agile, elle est répercutée partout dans l’espace (le son enregistré tourne d’un enceinte à l’autre autour du public), et peut prendre des formes inconnues des sons plus naturels (résonances), ce qui souligne l’évidence que malgré nos tentatives pour atteindre la légèreté (la virtuosité étourdissante du musicien), on reste cloué là. Les rapports avec cette voix dissimulée et omniprésente sont ambigus et changeants entre la tentative d’intimidation et de séduction.

Bref, que cette pièce soit jouée alors que Stockhausen était effectivement présent dans les esprits, et même si on aurait peut-être voulu entendre sa voix, nous conduisait donc à toutes sortes de réflexions (ou pseudos) somme toute paisibles, sur le jeu avec nos doubles, quelle que soit leur forme, et sur la création. Une pièce de circonstance n’aurait sans doute pas mieux fait.

Sur le premier acte des Derniers jours de l'humanité, de Kraus

Les Derniers jours de l’Humanité est évidemment à placer dans la catégorie des livres de combat. Sa cible principale est le journalisme et ses effets, en l’occurrence : une guerre mondiale. Car les acteurs du journalisme ne sont pas seulement les journalistes. Il faut inclure les lecteurs de journaux, qui par définition sont ceux qui restent à l’arrière et se délectent des mensonges qu’on leur sert gentiment, les chefs d’états major et autres ministres tellement satisfaits d’apparaître en photo en première page, les propriétaires de journaux, les industriels de l’armement, qui eux aussi se retrouve sur le Ring de Vienne plutôt qu’en Lorraine, bref, disons, tous ceux qui soutiennent l’effort de guerre, d’une façon où d’une autre. Karl Kraus ne choisit donc pas la cible la plus facile, puisqu’il écrit alors même que la guerre fait rage. L’ironie systématique qui ridiculise toutes les manies de ceux qui exaltent le courage des soldats depuis les cafés de la capital autrichienne, est l’arme qu’a trouvé Kraus. Seulement, l’ennemi s’incarne dans un nombre tellement important de personnages, tout à fait concret (Kraus utilise les noms des vrais industriels, des vrais journalistes, des vrais ministres etc.), que son oeuvre prend la forme d’une pièce de théâtre, en trois actes, qui, si l’envie prenait à quelqu’un de vraiment la jouer, devrait l’être sur dix jours.

Kraus ne veut épargner personne, ce qui est la preuve de son courage mais qui a pour conséquence d’alourdir le texte pour le lecteur contemporain car ce n’est pas un texte écrit pour nous, mais contre tel journal nommément désigné, tel journaliste célèbre (l’éditeur a fait le choix de placer les notes, qui nous apprennent qui est qui, en fin de volume, ce qui ne facilite pas la lecture).

En quoi, pour essayer de résumer, consiste leur crime? En exaltant, avec toutes les ressources de la « poétique » nationaliste, le courage du soldat ou la grandeur du sacrifice à la nation, tel journaliste est coupable d’encourager à se faire tuer, et alimente la machine de mort. Tel autre, en niant, depuis l’arrière, l’étendue de la catastrophe, encourage au maintien en marche de la même machine. Tel journaliste, en montant en épingle la déclaration d’un ministre, effectuée depuis un café viennois, conduit tel ministre à la recherche de décision d’éclat, fervent lecteur de journaux, à prendre à son compte les mesures catastrophiques qu’on lui prête, comme tel officier qui, plutôt que laisser la possibilité qu’on dise qu’il ne fait rien, décide d’un assaut désespéré. Le crime paie au journal, qui trouve ses lecteurs chez tous ceux qui veulent se remonter le moral, au journaliste qui goûte à la gloire de l’écrivain, courtisé par tous les grands, aux grands qui voient leur nom afficher en direct dans l’Histoire, et bien sûr à tous ceux qui font de la mort leur métier ou leur fonds de commerce.

L’humour de Kraus est toujours très agressif, met en avant le tragique de scènes quotidiennes, un peu comme certain compositeur, contemporain de Kraus qui a longtemps vécu à Vienne, utilise des fanfares et des danses légères pour les transformer en cris morbides et en claudication. Il ne s’agit que de ça : on croise, au hasard, tel journaliste qui nous explique comment un procède (« il fallait donner au public l’envie de faire la guerre et de lire notre journal, ça va de pair ») etc. et Vienne devient le décor d’une comédie grotesque, où chacun cherche à se mettre en avant, pendant que des milliers d’autres se font massacrer.

Je voulais voir de plus près ce que Bouveresse a magistralement exposé. J’aurais sans doute pu me contenter de son bouquin, car Kraus s’attache évidemment aux détails et ne laisse rien passer, alors qu’on cherche peut-être davantage de synthèse. Il existe une version scénique de l’ouvrage (chez le même éditeur, Agone), dont j’aurais sans doute dû me contenter. En tout cas Kraus pourrait peut-être servir d’exemple à ceux qui trouvent surprenant que, par exemple, lorsqu’un téléfilm évoque des figures politiques en place, ce soit toujours pour en vanter les mérites, voir le grand courage ou la grandeur d’âme alors qu’il serait tout aussi bien possible (à moins bien sûr qu’il y ait consensus et que personne ne conteste la version officielle) de taper sur la tête des chefs (ne serait-ce que pour le plaisir, si on n’a pas davantage d’ambition politique ou morale). On n’est tout de même pas en guerre, si? (tiens, bizarre, me revient en tête l’exemple d’un livre de campagne (électorale, certes) écrit par un écrivain qui paie son audace, ai-je entendu, en se retrouvant à la place d’un autre à la tête d’un théâtre national. bizarre.)


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