Le besoin d’utopie
Il existerait un besoin d’utopie, d’autant plus urgent que l’imagination politique, en cette époque que Frederic Jameson désigne comme celle du « capitalisme tardif », semble impuissante à concevoir un autre système d’ensemble, pour réguler les rapports entre les hommes, que le système capitaliste. Le champ du possible apparaît comme réduit au périmètre du capitalisme, meilleur ou moins pire système parmi tous les autres qui ont jusqu’à présent été imaginés ou pratiqués. Il semble d’ailleurs avoir régi les rapports entre individus de toute éternité, et, si l’on en croit les patrons, il serait comme issu de la nature même de l’homme, de son caractère essentiellement intéressé et égoïste. Or depuis son apparition et l’œuvre de Thomas More, l’utopie se présente comme la tentative de penser un monde, et l’existence d’individus, en l’absence de propriété privée. Il y aurait déjà une sorte de soulagement spirituel à penser que l’horizon humain ne se réduit pas aux relations commerciales ou utilitaires dans lesquelles on voudrait l’enfermer, mais également une amorce de pensée politique, pratique, une invitation à penser les conditions concrètes qui permettraient de passer de notre monde à un monde sans conflits, ni guerre, sans injustice ni rapports de domination (l’auteur semble par moment suggérer que le capitalisme est le véritable responsable de tous ces maux, et qu’il n’existerait aucune tendance violente en dehors de ce système).
Pour aller vite, disons que c’est aujourd’hui au genre de la science-fiction qu’incombe la responsabilité de penser un Autre monde, et toutes ses composantes, économiques, sociales, politiques, sexuelles etc. C’est donc lui qui prendrait en charge l’imagination utopique : « (…) il apparaît clairement que l’auteur de SF est dans une position de création divine bien au-delà de ce qu’auraient pu imaginer Agatha Christie ou même Aristote ; plutôt que d’inventer un crime quelconque, l’auteur de SF est obligé d’inventer un univers tout entier, une ontologie tout entière, tout un monde – c’est très précisément à ce système de différence radicale que nous associons l’imagination de l’utopie. »
Différence radicale et critique du réel
Peut-on reprocher à l’utopie de ne pas nous engager à agir, de ne pas être pragmatique ou réaliste ? Bizarrement, oui. Mais attachons nous, plutôt qu’à cette question, à celle du mode de fonctionnement de l’imagination utopique. L’auteur s’appuie notamment sur Solaris, de Stanislas Lem, pour mettre en évidence l’impuissance de l’humain à comprendre une existence spirituelle radicalement autre que la sienne « lorsque nous nous imaginons tenter de rentrer en contact avec le radicalement Autre, nous ne faisons en réalité que nous regarder dans un miroir, et nous « recherchons une image idéale de notre propre monde.» » (Jameson cite Lem). Les humains qui débarquent sur Solaris pensent qu’un être, extraterrestre, essaie de communiquer avec eux, mais ils ne peuvent comprendre où il veut en venir, notamment parce qu’ils ne peuvent se défaire des catégories de notre entendement, pour ainsi dire ; ils cherchent à interpréter les « messages » de l’inconnu en termes de bien ou mal, d’ennemi ou ami.
Deux choses. D’abord, on ne peut penser un système politique qu’en s’inspirant de ce qui existe. On en retranche certains aspects, par exemple, ou on en exacerbe d’autres. Ensuite, s’il est possible de penser un monde en un sens radicalement différent (sans propriété privée par exemple), les auteurs de SF, le plus souvent, ne prennent pas la peine de décrire le passage, la transition, du monde utopique depuis le monde réel : les deux sont donc absolument et irrémédiablement séparés et distincts ; il n’existe aucune continuité entre les deux. C’est pourquoi on ne peut penser l’utopie comme la proposition d’un futur, possible étant donné le monde actuel. L’utopie ne devrait donc pas servir d’appui à une pensée pratique, politique au sens propre. Son rôle n’est pas positif, il n’est pas de proposer, mais il est négatif, critique :
« L’erreur serait (…) d’imaginer que la non-erreur, la vérité, voire la part de vérité, si infime soit-elle, censée persister dans le « moment de vérité » [de chaque utopie] est un phénomène positif. On n’emploie ce concept correctement qu’à partir du moment où l’on saisit sa négativité critique d’instrument conceptuel conçu, non pour produire une représentation pleine, mais plutôt pour discréditer et démystifier son opposé, qui prétend à la plénitude de la représentation. Le « moment de vérité » n’est donc pas positif, il ne s’agit pas d’une pépite conceptuelle que l’on pourrait extraire et mettre de côté en vue d’en faire la base d’un système futur. Sa fonction ne réside donc pas en lui, mais dans sa capacité à nier radicalement son autre. »
Plutôt donc que proposer un futur possible, notamment parce qu’elle n’est que le résultat d’une certaine combinaison d’éléments du réel par l’imagination, l’utopie se présente avant tout comme une critique de l’ordre établi : critique du capitalisme, des rapports de dominations entre hommes et femmes (comme chez Ursula Le Guin, auteur que je découvre à cette occasion), ou autre mise en évidence de dérives en germe dans le contexte politique dans lequel s’inscrit l’auteur, à un certain moment à un certain endroit. Elle est révélatrice des rêves cauchemars, aspirations et peurs d’une époque, plutôt que fournisseur d’avenirs pour lesquels agir.
L’anti-anti-utopie
Dans une certaine mesure, cette perspective est décevante, puisqu’elle semble donner raison à ceux qui affirment qu’en réalité aucun autre système économico-politique ne serait meilleur pour les habitants de la planète, et qui voient dans la création d’utopies une pratique inoffensive, stérile d’un point de vue politique. D’ailleurs, les mêmes ajouteraient que s’il prenait vraiment l’envie à un de ces rêveurs d’instaurer un système utopique dans le monde réel, il ne pourrait tenter de le faire que par la violence et le meurtre. Puisque l’utopie se pense comme le radicalement autre du réel, un utopiste en action ne pourrait arriver à sa fin qu’à condition de le tordre par la violence, et, en cas de réussite, la tyrannie.
Mais dans le même temps ce n’est que de cette façon, en ne conservant de l’utopie que son aspect critique, qu’elle conserve une fonction véritable, notamment maintenir l’imagination en éveil et rappeler la nature contingente de l’ordre établi. Au fond, c’est la valeur littéraire de l’utopie (de la SF) que Jameson met en avant dans son livre, plutôt que son potentiel politiquement déstabilisateur – prenant ainsi à contrepied mes initiales. En fait, l’utopie ne joue de rôle que dans l’imaginaire politique, mais ne doit pas être conçue comme un horizon pour notre action, et on ne s’en porte pas plus mal :
« (…) paradoxalement, cette incapacité croissante à imaginer un futur différent augmente, plutôt qu’il ne diminue, l’attrait et l’utilité de l’utopie. Ce qui faisait la faiblesse politique de l’utopie au cours des générations antérieures – le fait qu’elle ne donnait aucune analyse de la puissance d’agir, qu’elle ne présentait pas d’image cohérente de la transition historique et pratico-politique – devient maintenant sa force, dans une situation où aucun de ces problèmes ne semble pour l’heure susceptible de recevoir une solution. Coupure avec les possibilités politiques, sécession par rapport à la réalité, l’utopie est donc le reflet de notre disposition idéologique actuelle. »
Archéologies du futur, de Frederic Jameson, chez Max Millo
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