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Gass, révolutionnaire sans illusion

Les lecteurs du Tunnel ont été bouleversés par cette oeuvre exploratrice du dégoût de soi et la haine des autres. Pour autant, on ne qualifierait peut-être pas spontanément Gass de révolutionnaire. Il a écrit un chef d’œuvre fouillé, il a fait preuve d’une détermination de terroriste en écrivain une œuvre monstreuse, et pourtant, Gass n’est pas forcément perçu comme un révolutionnaire, peut-être parce que si on creuse on trouve vite du Dostoievski et du Céline, du postmodernisme et du reste. Malgré l’évidence, on ne lui attribue pas ce beau nom.

Pourtant dans « The Nature of Narrative and its Philosophical Implications« , Gass oppose, d’une part, le récit traditionnel (narrative), linéaire, qui pose une question pour y répondre comme il faut (moralement) et, d’autre part le foisonnement de la fiction, sans début sans fin, révélant le pourri comme le reste, s’il en reste, et qui nous laisse sans savoir quoi en penser. Du récit il souligne, avec son habituel ironie et d’un coup de dent, sa fonction politique, en particulier celle de son archétype : le conte. Le conte nous tient par la main pour nous éduquer, par des schémas de narration simples, avec des personnages typiques, la morale inscrite sur la face, symboliques.

(je me souviens juste d’une remarque de Gass. La Belle tombe finalement amoureuse de la Bête malgré, sous-entend le conte, sa laideur. Gass trouve paradoxal que la récompense de cet amour soi une transformation en prince charmant. Si le sens du conte est d’inviter à regarder au-delà des apparences pour s’attacher aux qualités spirituelles des êtres, la belle devrait s’enfuir, dégoûtée, en voyant apparaître le grand échalas qu’elle n’avait pas demandé. Renversement des bons sentiments dans le caniveau, le mauvais esprit fait art. On peut aussi comprendre, dit Gass, que le conte invite à embrasser la laideur de sa propre existence, et la conserver près de soi, on a toujours l’espoir qu’un jour, un beau jour, le laid se change en beau… bref essayez pas de changer quoi que ce soit)

Le conte sert à valoriser les conventions. Il guide le lecteur vers la morale, comme vers l’inéluctable. La fiction, quant à elle, serait de nature subversive car elle explore ce qui se passe sous les conventions, et quelles sont les passions qui les sous-tendent, pas nécessairement dénuées de cynisme, on aura deviné. Là, c’est le Nietzsche de Gass qui parle.

Dans « Anywhere but Kansas« , Gass aborde la question de la posture terroriste de celui qui entre en écriture. Lorsqu’on entre là-dedans, on est tenté de tout faire sauf respecter les règles établies de ce qu’on appelle écriture, et qui sont notamment formelles. Cependant, il ne suffit pas d’écrire contre les règles pour produire une œuvre originale. Certes (c’est du Gass), il est possible de faire un coup en écrivant le premier poème consacré au goût du sperme, mais au fond, on reste condamné à la banalité de l’agitation verbale, la posture révolutionnaire dénuée de profondeur. Qui sont, dans ce cas, les véritables révolutionnaires? Ceux qui travaillent à trouver une voix, qui creusent sans cesse le sens de ce qui se présente sous leur plume et devant eux, laborieusement avec entêtement.

Dans « Test of Time », non seulement Gass, on commence à le connaître, tient une position théorique contraire aux idées reçues, en insistant sur l’indépendance de la qualité d’une œuvre et de sa survivance au cours des siècles, mais il cherche à mettre en évidence l’intérêt de l’institution dans le maintien du mythe de l’épreuve du temps, qui permet de dévaluer les oeuvres actuelles, de les museler, et de constituer un récit national (ce qui ne peut se faire que sur des cadavres, les autres s’agitent trop). C’est dans la relation du texte à l’individu, à l’effet de l’un sur l’autre, que l’on évalue la qualité d’une œuvre. Les œuvres ne sont pas des événements qui passent, on les évalue donc à leur pouvoir, leur capacité à le renouveler à chaque lecture, à leur intensité, autrement dit à leur présence. D’accord, présenté comme ça ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus révolutionnaire. Sans doute parce que j’ai oublié quelques chose. Soit dit en passant, ça relativise par la même occasion l’importance du contemporain, et du besoin de consommer quelque chose qui soit de notre temps.

Alors passons à « The Writer ans Politics : A Litany », une litanie d’anecdotes plus ou moins célèbres, plus ou moins révélatrices des rapports que, de tous temps et en tous lieux, les écrivains ont entretenu avec la politique au sens le plus large, c’est-à-dire avec les hommes politiques, la carrière politique, la loi, les conditions sociales d’existence, les engagements… Bien sûr la succession de ces anecdotes n’est pas sans produire un effet comique mais si en plus Gass en rajoute avec des blagues du style : « André Chenier s’est fait guillotiné par ordre de Robespierre. On a laissé Georges Feydeau tranquille, alors que Johan Christian Hölderlin, William Collins, August Strindberg, Torquato Tasso, John Clare, Christopher Smart, Friedrich Nietzsche, Robert Walser et William Cowper sont devenu fous, sans que la politique ait rien à y faire. Les femmes sont bien plus nombreuses que leurs maris écrivains à devenir cinglées, ce qui se comprend. » (excuse si la traduction est pas terrible)
Pourquoi la Litanie? C’est une méthode sceptique, relis Sextus Empiricus (j’adore citer Sextus) et ses longues énumérations d’exceptions aux « lois de la nature » ou autres, qui visent à souligner l’impossibilité de toute généralité. De fait, à lire cette liste, on serait bien en peine de savoir qu’en penser : certains écrivains font carrière, sont protégés grâce à leurs oeuvre, d’autres font carrière malgré leurs œuvres, d’autres se retrouvent en prison à cause de leurs oeuvre d’autres crèvent de tuberculose d’autres se retrouvent en prison pour des raisons étrangères à l’écriture, d’autres échappent à la prison même si ce sont des crapules… certains meurent même d’un rire politique, alors que d’autres font carrière dans la dictature et, de leur prison, pondent des best-sellers (preuvent de la nocivité de ce genre de bouquin).
Cependant pour l’instant on en reste au niveau du passe-temps sceptique. Quelles sont les tendances qui se dégagent tout de même? En général, les écrivains se montrent plus fertiles en prison qu’après avoir reçu le prix Nobel (c’est une de ses marottes, et à chaque fois qu’il aborde ce thème le nom de Faulkner apparaît – cf l’interview au Believer, si ça t’intéresse, une interview de plus). C’est du Spinoza : si tu réprimes un groupe politique ou un homme capable de s’adresser aux foules, il risque de s’énerver et de provoquer l’émeute, la révolte. (en lisant Spinoza je pensais qu’interdire certains groupes politiques rosés pourraient leur profiter, qu’une telle mesure provoquerait l’émulation salutaire, le bouillonement intellectuel toujours promis jamais aperçu. Le pdt l’a compris, et ouvre grand ses petits bras). Bref, en tant que politique, vaut mieux laisser les écrivains tranquilles, de toute façon même s’ils s’agitent ils ne font pas de mal, et l’Etat n’a pas vraiment à craindre de ces masses de papiers : « De nos jours, la croyance au pouvoir de la parole littéraire est confinée aux pays reculés, et c’est un indicateur majeur pour repérer les sociétés moins avancées »). En revanche, les écrivains sont meilleurs s’ils ne sont pas laissés trop tranquille (conseil aux écrivains, même nobélisés : faites donc un tour en taule). Bref s’ils se comprenaient il ne pourraient pas être d’accord.
En plus, si on insiste sur le fait que les écrivains ont servis tous les bords, non seulement lorsqu’on les considère en groupes, mais lorsqu’on observe leurs vestes, trouées, non pas à cause des balles qu’ils auraient reçues, mais parce qu’elles sont usées à force d’être retournées, il est difficile de leur attribuer une place déterminée. Cela dit, Gass n’oublie pas, loin de là, les écrivains qui se font assassinés par les pouvoirs politiques et autres fanatiques.
De toute façon, nous dit aussi Gass, la littérature politique n’est plus tellement littéraire. Parler de l’immigration, des conditions de vie dans les entreprises Renault, de l’ascension d’un nain jusqu’au sommet de l’Etat (les exemples ne sont pas forcément de Gass), et on ne verra plus l’oeuvre ou la littérature, on ne verra qu’une propagande. (faudrait-il, pour créer une oeuvre politique véritable, appuyer le travail du style, qu’il n’y ait pas d’erreur?) A l’inverse, bien sûr, la littérature, la vraie, n’a rien à voir avec ça, et se complait dans le nombrilisme et les querelles de couples . Bref, alors que les pressions politiques religieuses commerciales et autres sont au moins aussi forte qu’auparavant, la littérature s’éloigne de la politique car elle se détache, suggère Gass, de la réalité : quel écrivain supporterait de travailler dans une entreprise, d’occuper un poste à responsabilités dans une entreprise ou une administration? ça fait pas assez artiste, plutôt donner des cours à la fac. L’écriture est devenu, au cours des siècles qu’évoque Gass, une carrière, et a perdu son poids, et peut-être sa voix.

Bref, Gass s’amuse, si l’on veut, à nous secouer, par une bonne révolte intellectuelle. Mais comme sa révolte est sans idéal (et pour cause), on en reste là.

William Gass, Le Tunnel

Qu’est-ce que le tunnel ? Un trou que l’on ne cesse d’allonger, d’approfondir. Puisque le narrateur ne cherche pas à creuser un tunnel qui conduise vers la lumière – au contraire, comme dans un paradoxe de Zénon (souvent convoqué), celle-ci semble inatteignable, si elle existe – il creuse un trou pour trouver des restes ; il est archéologue, en ce qu’il cherche les restes de ce qui l’a conduit où il est, alors qu’il vient d’achever ce qui devait être son grand œuvre : Culpabilité et Innocence dans l’Allemagne de Hitler.

Pour Kohler (le narrateur), le Parti des Déçus du Peuple a pris le pouvoir au moins une fois, en Allemagne, et a fait connaître le poids et fait exploser la charge de sa déception. Sa chute ne l’a pas fait disparaître, et Kohler en est le plus « digne » représentant.

S’il creuse ce tunnel, c’est plutôt pour se plonger dans les ténèbres et débusquer le mauvais esprit et le ressentiment qui se trouvent sous la terre et servent à tenir les fondations de tout ce qui se construit. Les deux « fanions des émotions et attitudes passives » posés à la suite de la page de titre annoncent d’une certaine façon ce qu’il en est : on creusera de l’envie au sectarisme, ou de l’esprit de vengeance à la jalousie, en passant par l’hypocrisie ou l’apitoiement sur soi-même (notamment).

Ces sentiments, que le narrateur repère dans le déroulement de l’Histoire, trouvent leur origine dans la vie individuelle, celle d’un type mal né entre une mère alcoolique et un père impotent, ou dans les déceptions amoureuses. Kohler écrit l’histoire (celle qui concerne le cours du monde comme celle qui ne concerne que lui) à sa façon, c’est-à-dire avec une sorte de raffinement extrême (comme des méthodes de tortures pourraient être qualifiées de raffinées), qui souligne, avec une certaine perversité, la complaisance et l’apitoiement sur soi-même. Car s’il n’est pas possible de considérer que le texte que compose Kolher-Gass relève de la poésie, il est cependant écrit dans une prose exceptionnellement riche et dense, qui creuse les possibilités, conceptuelles, syntaxiques, métaphoriques ou lexicales (notamment) du langage. L’écriture de Gass n’est jamais vaine, à moins, justement, qu’elle le soit désespérément, dans son acharnement à toujours creuser, à s’appliquer à orner, pendant 700 pages, la parole de bas-reliefs toujours plus fins, précis et élaborés. En cela il se trouve proche des auteurs de méta-fiction tels que Coover, pour qui la littérature ne feint jamais d’être un reflet du réel, mais au contraire trouve sa raison d’être dans son éloignement de la prose quotidienne, ses clichés et facilités. Le point de vue de Gass est cependant différent puisqu’il ne s’agit pas pour lui de créer des personnages empêtrés dans leur statut d’êtres de fictions, mais au contraire d’être (à sa façon) un réaliste (qui parle vraiment du Parti des Déçus du Peuple, qui pourrait être considéré comme doué d’existence – non? « Je soupçonne que le premier dictateur de ce pays se fera appeler Coach »)).

La richesse du style fait de la lecture un travail. Le lecteur se trouve obligé de faire son chemin au milieu des remblais que laisse derrière lui le narrateur. Certains se découragent, ce qui peut sembler étonnant puisqu’on sait que derrière chaque page se trouvent d’autres trésors verbaux, qu’on aperçoit à mesure que creuse l’auteur (et son personnage). Peut-être le désespoir que ne dissimule pas le travail du style est-il responsable du découragement de ces lecteurs, qui sans doute abdiquent rapidement. Le Parti des Déçus du Peuple est constitué d’individus (en l’occurrence il s’agit de Kolher et de ses obsessions propres, et non d’une abstraction) motivés par leur haine, qui les pousse à toujours plus creuser sous leur vie et les institutions, soit pour les renverser, soit pour se rendre compte de l’état de pourriture qui s’empare de l’humain.

Le ratage, malgré le travail de la langue, impressionnant, est au centre du Tunnel (c’est le vide qu’on ne sait ni remplir ni creuser).

« Mon tunnel est ma dispute avec la terre. »


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