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La Confrérie des mutilés

Les personnages sont amputés de leurs bras, jambes, doigts, mains, orteils, oreilles, ils se séparent progressivement de leur corps, de leur humanité, espérant ainsi s’approcher de la véritable sainteté. Pour parler du livre il suffirait presque de gloser l’exergue, le fameux passage de l’évangile de Mathieu : « Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi… Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, arrache-la et jette-la loin de toi. » Imaginons un type obsédé par cette phrase, qui, disséquant chacun de ses mouvements, interprétant en détail les actes infimes qui composent un péché, en déduit, avec une logique que l’on qualifierait de, disons… radicale, qu’il doit se séparer d’un grand nombre de ses parties : celles qui lui servent à se déplacer, à saisir les objets, à entendre les tentateurs, ou pire… je te laisse deviner. Pour s’approcher de la sainteté, donc, il faudrait se rapprocher de l’état de pure esprit – Kline, le personnage principal, se dit à un moment qu’il est en train de se changer en fantôme, à mesure que ses membres disparaissent. Il faudrait se départir peu à peu de la vie elle-même. Et ben, c’est gai !, me diras-tu avec une moue dégoûtée, s’il te reste des lèvres. Oui certains membres sont tranchés, avec un hachoir plus ou moins affûté. Certes, on préfère ne pas imaginer la gueule de certains personnages, qui ne sont pas cassées mais, pires, sont lacunaires. Mais le narrateur ne se sépare à aucun moment de son arme infaillible contre l’horreur qu’il se plaît à nous dépeindre : son humour. « Le Paul s’interrompit pour le dévisager. « Ne vous inquiétez pas, camarade Kline, dit-il. Il faut bien que les os viennent de quelque part. Ceux-ci viennent de vous. C’est tout. » Il laisse ses personnages se mutiler les uns les autres, ou tout seuls, mais lui ne participe pas vraiment à la barbarie, il joue des décalages : un type s’amuse à être mutiler, il demande tout simplement, sincèrement, innocemment, qu’on lui tranche le bras droit. C’est pour lui rendre service. Un autre est moins volontaire, mais est indifférent au point qu’on ne peut s’empêcher de sourire ; même s’il souffre atrocement, il conserve sont esprit pratique et ses idées fixes, et en devient presque plus étrange que les membres authentiques de la Confrérie des mutilés. Bien sûr il faudra parler d’autres aspects du roman, de Kafka, de la religion, par exemple, mais pour le moment contentons-nous de ça : l’horreur joyeuse, en quelque sorte.

(en lisant La Confrérie des mutilés, de Brian Evenson)

Thomz en a parlé de son côté.

Inversion

Dès la première page il se fissure, lorsqu’il découvre les lettres adressées à son père mort, évoquant l’existence d’un demi-frère. Un frère susceptible de combler le vide, qui était sans doute là bien avant que son père meure dans d’étranges circonstances ; est-ce un suicide ? On imagine la curiosité du gamin, à l’idée que, quelque part, vit un gamin comme lui, avec qui il pourrait parler. Une sorte d’espoir. Mais la mère nie la réalité de ce qu’il a vu dans la lettre. Il se soumet à son jugement, par habitude, parce qu’on lui a appris à se comporter de cette façon. Il regarde là où on lui dit de regarder, il préserve les secrets des adultes, est tiraillé entre son désir d’aller voir, et la volonté de bien faire. Comme tous les gosses, tu me diras. Presque. Ce n’est d’ailleurs pas facile pour lui, au début, d’obéir à ses maîtres, et aux représentants de l’Eglise (mormone, ce qui constitue un facteur aggravant). Il commence par chahuter, s’exprimer un peu, se débattre mollement, mais progressivement, alors qu’il poursuit son parcours scolaire, il apprend à faire ce qu’on attend de lui, mais son désir de savoir, même s’il s’en détourne, subsiste, libre de tout spectateur. Il refoule autant qu’il peut, car c’est un bon garçon, mais ne parvient pas à faire disparaître ce qu’il cherche, car il se fascine malgré lui pour la violence qui se cacher derrière les souriantes apparences. Un frère pourrait aider à découvrir la vérité. Ou au moins lui permettrait-il de parler de ce qui le préoccupe. Il lui faut trouver le moyen de se libérer de ces contraintes, s’alléger un peu. En permanence assailli par ses tendances contradictoires il s’absente, et l’inavouable. Il se réveille sans se souvenir de ce qui lui est arrivé, de ce qu’il a fait, mais avec des vêtements déchirés ou tachés de sang. Il est au bord de l’effondrement, de la disparition, du déchirement définitif, et je doute qu’on se débarrasse de l’inquiétude une fois lue la dernière page.

(En cours de lecture d’Inversion, de Brian Evenson)

Plus et mieux chez les camarades Bartleby, Fausto, Pedro, et le site du FFC.


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