Archive pour janvier 2008

Quelques notes sur Ethique et économie, d'Amartya Sen

Il faut préciser que l’ambition de Sen dans ce texte n’est pas d’élaborer une éthique appliquée au domaine de l’économie, du moins dans les conférences qui donnent leur titre au recueil. Il s’agit plutôt pour lui d’essayer de montrer en quoi l’économie devrait prendre en compte les comportements éthiques pour effectuer ses prévisions. Il prend pour point de départ le constat qu’il existe des comportements désintéressés : certains se battent sans espérer en tirer un avantage personnel, mais, par exemple, au nom d’une Cause (quel est le lien entre cette attitude et le domaine de l’économie?), pour des droits ou la liberté d’un peuple, etc. Puisque ces comportements existent, et que la théorie économique, pour être valide, doit rendre compte de la réalité des comportements, la théorie économique aurait tort de limiter sa conception du comportement humain à la recherche de son propre bien être, ce qu’elle fait pourtant, nous dit l’auteur. On remarque donc qu’il ne s’agit pas, comme pourrait le laisser espérer le titre, de reprocher à l’économie réelle (la production de biens, la consommation, la concurrence…) son manque de moralité ou d’humanisme, ou de regretter qu’elle ne respecte pas une éthique minimale (je ne sais pas moi, le respect de la personne au sens large). Il ne s’agit pas non plus de proposer une éthique qui serait économiquement avantageuse pour ces des acteurs de l’économie qui, de fait, ne pensent qu’à leur avantage. Il s’agit plutôt d’une épistémologie, d’un manifeste pour que la science économique élargisse sa conception de la rationalité des motivations humaines.

Cette différence, même si le texte ne manque pas d’ambiguïté, engage une conception particulière de la vocation de l’économie : son rôle serait de décrire l’action humaine et les échanges entre individus, plutôt que montrer comment agir de façon optimale dans le contexte du marché, ou pour réaliser des transactions, etc. Sen se place donc sur le terrain de la conception économique. Ainsi, il conteste la validité de la théorie économique du bien-être, qui ne fait dépendre le bien être que de l’obtention d' »utilités ». Sen note, non sans raison évidemment, qu’un homme peut considérer avoir réussi une action au nom de valeurs, au nom d’une conception de ce qui doit être, plutôt qu’en son nom propre. Il prend l’exemple d’un homme qui s’est battu pour renverser un régime totalitaire. Je vois bien en quoi il s’agit d’une contestation d’un utilitarisme primaire. Je l’interprète surtout comme la contestation de la validité de cette théorie pour l’action humaine prise globalement. Mais ne pourrait-on supposer que dans le domaine de l’économie, au sens de l’activité économique, l’utilitarisme est de mise? Pour saisir l’homme dans son ensemble, l’éthique utilitariste n’est peut-être pas valable, mais dans le champ d’action économique, il ne peut du moins pas être éliminé d’un revers de main, surtout pas en mettant en avant des exemples relevant de la politique générale. N’est-ce pas justement pour cela que l’activité économique nous dégoûte parfois, parce qu’elle est impersonnelle et ne prend en compte que des raisons instrumentales, utilitaires, et n’a rien à foutre de ses effets sur les hommes (je ne sais pas moi, les salariés par exemple)?

Sen mobilise notamment Aristote pour montrer la permanence du lien entre éthique et économie. Le problème c’est qu’il me semble qu’Aristote entendait par économie une éthique appliquée, la théorie qui permet de décider de ce qu’il vaut mieux faire afin de gérer ce bien secondaire que sont les biens possédés. Or Sen semble n’attribuer le plus souvent à la théorie économique qu’une fonction descriptive.

Les actes « éthiques » peuvent avoir des conséquences sur l’activité économique, ce qui justifie la prise en compte de ces mobiles pour anticiper les actions des hommes. Sen prend à ce propos l’exemple des grèves des années 80 en Angleterre, et de l’existence de deux camps chez les ouvriers : les grévistes et les casseurs de grève. Mais les différences de comportements sont-elles dues à des mobiles éthiques, ou simplement à une divergence de la perception de l’intérêt individuel? Ce n’est pas évident, et Sen ne développe pas beaucoup l’exemple. Laisse-moi essayer de replacer son utilisation dans son contexte par une assez longue citation.

« (…) même s’il s’avère qu’une attitude obstinée et impitoyable est celle qui risque le plus de produire de bonne conséquences économiques, compte tenu d’effets indirects, il n’est pas pour autant absurde de penser qu’il y a une valeur gravement négative dans le fait d’être incapable de se montrer à froid impitoyable et sourd aux appels à l’aide.
Ces dilemmes, et leurs corrélats psychologiques sous forme de pauses, d’hésitation, de remords, etc., sont évidemment beaucoup plus importants pour de nombreuses activités culturelles et sociales qu’ils ne peuvent l’être pour les décisions économiques. Mais ces conflits et impasses ne peuvent pas non plus être exempts d’incidence sur l’économie, puisqu’ils peuvent influer sur le comportement des êtres humains, dont l’économie étudie les actions. » (p. 65)
(Il me semble que la mission qu’il assigne à l’économie est étrange, et je ne peux que grimacer quand j’entends qu’il a été chargé car le connard qui dirige l’Etat d’établir des indicateurs du bonheur de la population. Il n’y aurait plus rien d’intime mais tout serait récupérable par le marché? Peut-être que j’interprète mal, ce ne serait pas la première fois)
Plutôt que dire que certaines actions échappent au champ de l’économie, et faire de l’économie une science régionale, Sen préfère considérer que rien n’échappe à sa capacité d’analyse.

Je ne vais pas t’ennuyer plus longtemps avec ça, mais la dernière conférence est tout de même intéressante, puisque Sen essaie de montrer comment les outils de la théorie économique peuvent profiter à la réflexion éthique, et non seulement l’inverse. (je te conseille cependant le passage sur Nozick page 68, qui le remet à sa juste place, alors que j’avais peur qu’il en fasse un gentil maladroit et incompris). Comme par hasard, c’est la théorie des jeux qu’il mobilise, sous un angle particulier. La théorie des jeux permet en effet de montrer, quand on le veut bien, comment la coopération entre les individus est préférable pour chacun à la poursuite individuelle de buts égoïstes, dans un contexte où les dépendances réciproques sont indéniables.
« Même si l’on n’intègre pas les buts d’autrui dans ses propres buts, la reconnaissance de l’interdépendance peut suggérer le respect de certaines règles de comportement qui n’ont pas nécessairement une valeur intrinsèque [il veut dire par là, me semble-t-il, qu’il ne s’agit pas de règles morales pour lesquelles on serait près à se battre, par exemple], mais qui ont une grande importance instrumentale dans la promotion des buts respectifs des membres du groupe. » (p. 79)
Etrange de constater comment, quand il s’agit de définir un comportement optimale, un conception instrumentaliste reprend le dessus, et non une quelconque morale. Pour être juste, Sen ne conclut pas que l’utilisation de la théorie des jeux permet de conclure que la poursuite de ses propres but peut seule être source de coopération. Il est aussi possible d’être simplement altruiste. Seulement « ces deux types de comportement possibles sont très réfléchis, et tous deux fondés sur d’excellentes raisons ». Bref, il est difficile de voir quoi en déduire. (faudra que je lise ses textes plus « pratiques » sur les problèmes éthiques de la répartition des revenus, par exemple).

En fait il semble simplement que Sen invite à ne pas se limiter à l’économie, mais à prendre d’autres facteurs en compte lorsqu’on est décideur politique. Mais bon, est

-ce en généralisant un mode de pensée économique à l’ensemble de l’action humaine qu’on peut y parvenir? (si j’ai bien compris ce qu’il voulait dire) Est-ce que l’économie doit prendre en compte l’ensemble de l’humain, et non cette partie de son activité qui a trait à ses conditions de subsistance et à son éventuelle prospérité? Franchement j’en sais rien. Mais ce que je crois savoir, c’est que ce domaine de l’action humaine se prête peut aux considérations éthiques, surtout dès qu’il n’est plus question d’individus, mais de groupes et d’entreprises en concurrence. Enfin, bref, je suis trop long, mais j’ai essayé de faire quelque chose de pas trop schématique (quoi t’en penses?). le prochain post devrait être plus amusant (enfin j’espère)

Annexe au prochain post sur Amartya Sen

Dans Ethique et économie, Amartya Sen tient de drôles de propos, même s’ils sont louables et qu’ils ne sont drôles qu’autant que peut se permettre de l’être un prix Nobel d’économie. Si ça t’intéresse, je vais en faire un papier dans quelques jours.

En tout cas en lisant son texte m’est revenu un exemple pris par un prof de philo pour illustrer la théorie des jeux. Une variante du « dilemme du prisonnier ».
Prenons trois coureurs cyclistes. Si aucun ne se dope, le « meilleur » gagne. Si un seul d’entre eux se dope, il remporte la course, même s’il ne l’aurait peut-être pas gagnée sans EPO. Ce système fait qu’il est rationnel que les trois se dopent, alors même que le résultat sera sans doute le même que si aucun des trois ne s’était dopé. En effet, si un des coureurs ne se dope pas, il n’a aucune chance de gagner, or il ne participe sans doute pas à une compétition pour la perdre.
Serait-il possible d’imaginer un système dans lequel ceux qui ne pensent qu’à leur intérêt propre « remportent » la course face aux altruistes? A toi de voir. En tout cas, si cette course n’est pas celle à laquelle nous participons en permanence, en tant qu’individus, n’est-ce pas celle dans laquelle sont lancées les entreprises ou d’autres acteurs économiques de se genre? Sais pas. Je ne peux en dire plus puisqu’il faut que j’aille écouter le Quatuor Arditti à la Cité de la musique (ya des places si ça t’intéresse), mais Sen reproche à l’économie de ne considérer les acteurs que comme s’ils ne faisaient que chercher leur propre intérêt, alors que si l’économie doit décrire la « réalité », elle devrait prendre en compte les aspirations altruistes des agents.
Sen essaie notamment de montrer (ce qui m’a remis l’exemple des cyclistes en mémoire) qu’une philosophie comme celle de Nozick -pour qui, je résume un peu, me prendre un dollar pour le donner à un pauvre, c’est remettre en cause ma liberté et mon intégrité- « peut même se combiner à une thèse affirmant qu’il est moralement approprié, pour chaque membre d’une société, de réfléchir à la façon dont il peut aider autrui. » En tout cas il faudrait peut-être demander son avis à Nozick avant qu’il t’accuse de lui voler sa pensée et de fouler au pied son œuvre. Je me demandais juste ce qu’il advient dans un tel système (très abstrait évidemment, mais quand même), si un seul individu se met à ne penser qu’à ses propres intérêts, pendant que les autres pensent à ceux des voisins. Enfin, si ça se trouve je vais me rendre compte que je raconte encore une connerie.

A propos d'un chapitre de Vendange, de Miguel Torga

Le chapitre XIX de Vendange (1945) concentre, par une simple scène de bal, plusieurs des thèmes principaux du roman. Le roman décrit deux semaines de vendanges dans la vallée du Douro, occasion de la cohabitation des ruraux des montagnes et des exploitants de Porto. Les corps des ouvriers sont un enjeu : ils doivent suer pour apporter aux riches plus de richesse. Ils sont la matière exploitée par le patronat. De l’autre côté, les corps disparaissent presque derrière les calculs et les conventions. Le roman parle donc de l’exploitation des hommes, mais surtout des rapports de deux humanités qui ne partagent même plus la possession d’une même chair (la portée du roman n’est pas seulement, alors, politique).

Dans ce chapitre le patron de l’exploitation organise un bal pour divertir la famille d’un de ses concurrents, dont il aimerait bien récupérer l’entreprise. Les ouvriers ont été convoqués, après leur journée de labeur, et le spectacle est mis en scène par le contremaître (un ancien de leurs), Seara.

« Même activement organisée par le contremâitre, la gaieté dans la cour naissait avec peine. Quelques couples plus complaisants se mettaient en cercle et les musiciens, sans conviction, jouaient péniblement de leurs instruments.
– Allez! Ne perdons pas de temps. Bougez-vous un peu! On dirait des cadavres! Laura, voyons si tu animes un peu tout ça!
Seara semblait vouloir se racheter aux yeux de son patron. Il courait en tous sens pour inciter les timides, allait à la cabane chercher les retardataires, montrant à tort et à travers ses dents chevauchantes, désespéré au fond de constater qu’il pouvait congédier quelqu’un quand il lui plairait, mais n’avait pas l’autorité de l’obliger à danser. Lopez [le patron] avait manifesté tant d’intérêt pour le bal, qu’il avait pris ses désirs pour des ordres. Or vendanger tant de hottes par jour, faire tant de tonneaux de vin courant et tant de vin fin, était une chose ; commander à l’équipe d’être gaie en était une autre.
(…)
-Allez, Gustavo! Et toi, Gloria! Montrez ce que vous savez faire à ces messieurs et dames.
A force de servilité [Seara] ne voyait pas que c’étaient précisément les regards de ces messieurs et dames qui ankylosaient les jambes des danseurs. Même d’une manière confuse, ils ressentaient la dégradation de servir de simple divertissement aux patrons. Plier l’échine, ça oui ils pliaient l’échine, parce que le pain l’emportait sur tout, même sur les pires hontes. Chanter et danser ne faisait pas partie de cette urgence impérieuse – puisque c’étaient des choses superflues, que le plaisir seul réclamait en certaines occasions. (…)
-Donne-leur davantage de vin, Seara! Du bon…
Il voulait à tout pris les vaincre, les réduire à des pantins soumis à sa volonté. Et il recourait à la seule arme à sa disposition, la plus traitresse et répugnante de toutes celles dont il usait. Ivres, ils feraient tout ce qu’il voudrait, tourneraient jusqu’à s’écrouler, heureux dans la servitude.
(…)
Délivrés de la présence humiliante de spectateurs d’une autre condition, oubliant les amertumes quotidiennes, les vendangeurs avaient abandonné leur tristesse contrainte, et s’étaient entièrement livrés à la musique. Dès qu’ils s’étaient vus seuls, ils étaient entrés dans la danse. Et de virevolte en virevolte, de chanson en chanson, bientôt ils volaient sur les ailes d’un ravissement ludique qui les transfiguraient. »

Et pendant ce temps les bourgeois parlent affaires, ou se perdent en hypocrisies, leur volonté de domination se s’arrêtant pas à l’autre classe, l’absence de corps lui retirant ses limites naturelles, si on peut dire ça comme ça.

Vendange, chez José Corti, (excellente) traduction de Claire Cayron

A propos de Triangle, de Tsui Hark, Ringo Lam et Johnnie To

La semaine écoulée a compté plus de films de Hong Kong que de jours, c’est peut-être en partie pourquoi je t’invite à jeter un œil sur ce film sorti en salle la semaine dernière, et sans doute diffusé pour peu de temps puisque nous étions trois dans la salle hier. Ce n’est sûrement pas la seule raison.

L’intérêt de ce film ne tient pas tant à son scénario (brutalement résumé : trois paumés entrent en possession d’une sorte de trésor qui leur attire toutes sortes d’ennuis, évidemment) que par les tiraillements qu’il subit à chaque phase du film. Il ne s’agit pas d’épisodes, et il n’y a pas de rupture, mais chacun des trois cinéastes cherche à faire entrer le scénario (suffisamment simple pour se prêter à l’exercice) dans son propre appareil esthétique. D’abord Tsui Hark nous lance dans l’action, lance la course poursuite que sera le film, il cherche à aller droit au but, comme ses personnages, par des séquences tendues et parfois violentes. Ensuite Ringo Lam, je n’ai jamais vu de film de Ringo Lam, mais on remarque surtout le changement au suspens qu’il crée: la caméra prend le temps de danser avec ses personnages, qui ne sont plus seulement lancés dans l’action, mais font face à des enjeux plus internes, voire sentimentaux, puisque le triangle n’est plus seulement celui formé par les trois compères, mais est aussi un triangle amoureux, dont les coins sont contraints de se rencontrer lorsqu’apparaît ce trésor. Enfin Johnnie To, la poursuite reprend, mais apparaît alors son humour particulier (dans certains de ses films, avoir un couteau planté dans le cœur n’empêche pas un personnage de courrir pendant plusieurs minutes) qui donne à l’action un tour très différent. D’ailleurs la succession des trois esthétiques crée un effet comique, puisque le fait qu’elle passe sans problème de mains en mains et soit ainsi manipulée sans vergogne par les trois caractères de Hong Kong nous fait penser à certains projets de métafiction ; une histoire est ce qu’elle est, on en fait donc ce qu’on veut, sans souci de cohérence. Il aurait pu y avoir trois films différents et sérieux, mais la réunion des trois metteurs en scène crée une distance plutôt ironique qui ne saurait déplaire à ceux qui (par impossible) auraient du mal avec les fusillades (cliché du genre habilement et comiquement amené par Johnnie To, tu verras).

Pour ceux qui (par impossible) seraient las des films enrobés de moraline de types qui ne jouent ni avec leurs personnages ni avec leurs caméras.

(on m’a dit que j’étais un peu descriptif en parlant du film de Tsui Hark, j’espère que c’est mieux là)

L'enfer des armes, de Tsui Hark

Je ne connais pas tout Tsui Hark (est-ce seulement possible?), mais L’enfer des armes est en tout cas une bizarrerie parmi les films de ce cinéaste que j’ai pu voir. Pas de féérie, pas d’humour, pas de chorégraphie, pas de sabre ni de yakuza, ou presque : de la violence, de la cruauté, un univers irrémédiablement malsain.

Les premières images du film, avant même son véritable commencement, nous mettent mal à l’aise. Le malaise ne nous quittera pas jusqu’à la fin, alors même que les images de pure violence ne sont (toutes proportions gardées) pas si nombreuses. Ce que l’on subit : une tension permanente, celle de la folie, des personnages, de leur environnement et du cinéma de genre. Dans les premières images on voit un groupe d’adolescents balancer une peinture rouge sur une grand-mère, équipée d’un parapluie. Elle les traite de vauriens et menace d’appeler la police. Une souris est martyrisée. On la voit se faire transpercer par une épingle puis être laissée dans une cage parmi d’autres bestioles, alors qu’elle ne contrôle plus ses mouvement. Le film n’a pas encore commencé et on sait déjà que l’environnement est morbide et qu’il n’y a rien à en attendre que différents degrés de destruction.

Trois jeunes hommes de bonnes familles s’amusent à fabriquer une bombe, et à la déposer dans un cinéma (où passe un film de guerre à laquelle l’explosion répondra). Une jeune fille, orpheline qui vit avec son frère flic, les a repéré, et menace d’appeler la police s’ils ne font pas ce qu’elle veut. Ce qu’elle veut, c’est poser d’autres bombes, c’est cambrioler, c’est détruire autant que possible.

Seulement on n’est pas encore arrivés. Ce n’est pas la folie d’un individu isolé qui nous conduit à la fin. Sans te raconter les détails, ils se retrouvent à devoir faire face à un groupe de trafiquants d’armes américains. Alors les vrais démons sont lâchés car les jeunes se retrouvent avec l’argent et un mystérieux contrat que les bandits (Chuck Norris, s’il était présent pour détendre l’atmosphère, nous apprendrait sans doute que ce sont des anciens des forces spéciales) veulent récupérer à tout prix. A noter, les véritables monstres sont les Américains, c’est-à-dire des types de deux mètres de chairs bodybuildées, alors que les Hong-Kongais apparaissent comme des gentillets amateurs, malgré leur perversité première. L’histoire prend alors un tour de film d’horreur, le monstre bien identifiable poursuivant ceux qui, finalement, ne sont pas si pourris, et en tout cas sont jeunes et manifestement faibles.

Vraiment bizarre, ce film. On parle à son propos d’Orange Mécanique, mais c’est bien plus malsain, même si le parallèle se justifie par certains côtés. Mais on a vraiment l’impression que Tsui Hark n’essaie pas, pour une fois, d’en mettre plein la vue par son style et le maniement de sa caméra, mais seulement de nous envoyer dans la gueule son histoire, qui parle du désespoir, du nihilisme, qui conduit à une volonté de destruction… espère pas de happy end après l’escalade (on ne redescend pas de si tôt, ou alors on se casse le crâne, à voir)

Un petit boulot, de Iain Levison

A déconseiller au patronat : de l’énergie, de l’humour, du désespoir. Pour les autres, qui pourraient, de temps à autres, avoir besoin d’un bon remontant, efficacité garantie.

Jake s’est fait virer. Tout le monde, dans l’usine, s’est fait virer, puisque les patrons, avides de toujours plus de fric, ont délocalisé la fabrique de pièces de tracteurs vers un pays plus ensoleillé que le Wisconsin. Jake a la rage. Sa femme l’a quitté, quand l’usine a fermé. Jake parie sur les matchs de foot, et il lui est arrivé d’arnaquer un de ses potes. Il avoue d’emblée : « Et jusqu’à ce que je tire une balle dans la tête de Corinne Gardocki, c’était la pire chose que j’avais jamais faite pour de l’argent. »

Jake s’est trouvé un petit boulot, qui lui permet d’arrondir ses fins de mois : tueur à gages. Il en a rien à foutre, de toute façon il n’a rien à perdre. Son sang froid désespéré est un des principaux ressorts comiques du roman. Il lui permet de se sortir des pires situations, et la vie de tueur à gages n’est pas exactement ce qu’on en dit dans les films. De toute façon, remarque Jake, les films et leur rêve américain à la con, c’est bidon.

Jake était un bon ouvrier. Il veut travailler avec soin. Il prend goût à son nouveau métier, qui demande et l’habileté et lui procure de la reconnaissance, tout ce qu’il avait perdu à cause des patrons qui n’ont pas hésiter à détruire sa vie et sa ville. On voit Jake, à mesure que les cadavres s’additionnent, reprendre vie.

Franchement du beau boulot.

Chez Liana Lévi pour 8 euros.

(pas assez) Rapide réponse au sujet de Vincent Descombes

ça sera sans doute plus lisible ici.

Bartleby, rassure-toi, je ne vois pas comment un nazi pourrait sans mentir s’approprier l’impératif kantien (que ferait-il des critères suivants qui doivent s’appliquer à la maxime de mon action : universalité (et non valeurs nationales) et respect de la personne humaine? En plus, l’impératif est catégorique, alors que la maxime de l’action d’un nazi est subordonnée à toute sortes de critères « non purs » comme dirait peut-être le vieux. Je crois pouvoir supposer que rares ont été les nazis qui 1) ont lu Kant et 2) ont adhéré à son propos de philosophe de l’Aufklärung.

Enfin bref, le problème que pose Descombes n’est justement pas moral mais politique : ne pas seulement montrer que quelqu’un agit de façon immorale, mais qu’il a tort d’agir comme il le fait en fonction de ses propres fins : « je fais appel à une fin que le sujet pratique se trouve avoir , s’il est bien, comme il le prétend, un acteur politique. » Il s’agit d’abord, comme je disais, de montrer que ses fins sont incompatibles avec sa fonction sociale (recteur, médecin, général, etc.), le rôle politique qu’il tient. Descombes cherche à se placer sur le terrain pratique, et non moral. A mon avis il faut le prendre comme une proposition, puisqu’il s’agit avant tout, dans ce texte et un autre de ses livres a rejoint ma pile, de contredire les catastrophistes, pour lesquels il n’y aurait pas d’usage de la raison dans le domaine politique, du moins de raisonnements capables d’apprécier la valeur des fins qu’on se propose.
La subtilité de sa position tient également à ce qu’il ne fait pas siennes les thèses d’autres rationalistes : Habermas et K-O Apel. Pour eux (je n’ai lu ni l’un ni l’autre et ne présente donc leurs thèses que d’après ce qu’en dit Descombes), il est possible d’atteindre à une certaine rationalité en réduisant le risque d’erreur des acteurs par le moyen du dialogue. Je n’ai pas parlé de ça parce que je ne voulais pas faire quelque chose de trop long, et parce que j’ai encore du mal à accorder cet élément avec le reste. Ecoute, j’ai retrouvé le passage où sa position à ce sujet est exprimée avec clarté, effectivement, comme toujours chez Descombes, qui est un écrivain remarquable.

« Au fond, l’association d’être humains en vue de diminuer la part des préjugés et d’augmenter celle de la connaissance des dogmes communs est une société réduite à l’intersubjectivité. Lorsque des philosophes veulent nous donner cette intersubjectivité pour la définition du social, ils indiquent par là que toute leur philosophie politique tient dans l’élimination d’une structure politique des affaires humaines, ce qui veut dire d’une structure permettant de subordonner, dans les affaires communes, un souci à un autre, ou un ordre de fins humaines (et donc, en terme d’institutions, une instance de décision à une autre). Dans une philosophie politique acceptant qu’il y ait une dimension politique des affaires humaines, la question qui se pose est celle de savoir quelle doit être cette subordination, et jusqu’à quel point il dépend de nous de l’établir de façon consciente et délibérée »

Voilà, je cite ça pour que tu puisses mieux positionner Descombes entre les irrationalistes (relativistes) et d’autres rationalistes. Mais quand on commence ce genre de truc, on s’arrête difficilement. J’espère en tout cas que je réponds à la question que tu m’as posée : est-ce que oui ou non il essaie de répondre à la question du soi-disant nazi rationnel.

Par ailleurs, que Descombes passe à la télé c’est plutôt une bonne chose, puisque contrairement à d’autres il ne déshonore pas la philosophie et son idéal de rigueur (si tu me permets de parler un peu pompeusement, mais tu vois sans doute ce que je veux dire). Avec Bouveresse, je ne vois pas qui d’autre, Frédéric Nef, sans doute, dans un tout autre domaine, mais bon, c’est pas le top 50…

Notule sur Jesus' son, Denis Johnson

« Quand je me fixe et que je flashe je me sens comme le fils de Jésus… » Les types qui nous racontent (à moins qu’il n’y en ait qu’un, on ne sait pas vraiment) les histoires qui composent Jesus’ son ont perdu le sens du réel : trop de came. Ils sont donc obligés de composer avec deux logiques, celle du réel, ce qui parvient jusqu’à eux, et celle de leur intérieur perturbé. Seulement le réel est ce qui agresse : la mort, alors que la drogue ou le délire fournissent une sorte de bonheur et de légèreté, artificielle, certes, mensongère, qui n’empêche pas la catastrophe, mais quand même. On flotte donc dans ce monde double, d’un côté celui qu’on connait et reconnaît, qui a sa consistance, et de l’autre l’hallucination, et les personnages essaient de tenir les deux ensemble, et pour cela doivent produire un effort de combinaison qui donne sa richesse au style de Johnson : on voit à peu près ce qui se passe dans chaque épisode, mais on voit surtout que le personnage n’y comprend rien, est perdu, et qu’on n’en saura pas plus que lui, puisqu’on est plongé dans son monde, l’environnement étant filtré par son esprit déglingué.

On ne peut pas ne pas penser à Burroughs et par exemple à Queer, descente dans l’esprit du junkie. Mais Johnson ne s’attarde pas sur le trivial de la vie du camé, comme le fait Burroughs, sur la recherche de la came etc., il se concentre (et on le suit) sur la distorsion de la réalité, sur sa soudaine étrangeté, sur son absence d’effet sur le personnage, qui reste le plus souvent lui-même étranger à ce qui se passe : « C’était comme le film de quelque chose qui se passait en réalité ». On est plongé dans une sorte d’apathie heureuse au milieu du désastre (corps tailladés, accidents mortels, folie, autodestruction).

Sur un aspect de "Philosophie du jugement politique, débat avec Vincent Descombes"

Si un jugement politique est « une opinion dotée de conséquences politiques pour le sujet qui forme le jugement », ce sujet pourrait chercher, s’il ne suppose pas d’emblée qu’il a de toute façon raison, à trouver le moyen (objectif) de valider ce jugement, c’est-à-dire à évaluer ses conséquences, sa pertinence. Dans le domaine théorique, ce moyen s’appelle la logique. Existe-t-il un tel moyen dans le domaine pratique, et par suite politique? « Il s’agit de savoir si les raisons de condamner une entreprise peuvent être tirées de la catégorie même du politique, laquelle ne relève évidemment pas de la logique, mais bien de la philosophie pratique. » Un jugement politique erroné serait alors un jugement inacceptable, soit parce qu’il conduirait le sujet à adopter une conduite inefficace, parce qu’il ne permettrait pas de respecter ses impératifs moraux, ou parce qu’il le pousserait à agir de façon contraire avec des jugements politiques qu’il considèrerait comme plus fondamentaux. La question est de savoir comment valider ou invalider les jugements politiques sans pétition de principe, sans poser des valeurs non évaluées parce que jugées universelles et « pures » pour juger de la pertinence du jugement, ni accepter des positions prises arbitrairement comme justifications d’une position.

Pour illustrer la difficulté à laquelle il faut faire face pour répondre à ce problème, Descombes convoque le « cas » (au sens de cas d’école) du « nazi rationnel », qu’il emprunte à Elizabeth Anscombe. Celle-ci prétend que la rationalité classique est inapte à distinguer les jugements pratiques acceptables des jugements inacceptables. La rationalité pratique en jeu est cette capacité d’un sujet de trouver les moyens adaptés à l’accomplissement d’une fin qu’il se propose. Or la rationalité de ce type ne donnerait pas prise à une évaluation des fins, et ne permettrait donc pas de disqualifier les raisonnements nazis, alors même que chacun s’accorde à les trouver inacceptables. L’impuissance de la rationalité à apprécier la justesse des jugements pratiques semble donc assurée ; un nazi agit de façon tout à fait cohérente avec ses principes et ses fins, il n’entre pas en contradiction avec la raison, sa conduite n’a rien d’illogique.

L’ambition de Descombes est de rester sur le même terrain qu’Anscombe, le terrain de la pratique. Il ne s’agira pas de montrer en quoi la conduite du nazi contredit les postulats de la raison pure (pratique). Il cherche pourtant quelle place pourrait occuper une certaine rationalité pour invalider le jugement politique du nazi, et ainsi contredire la position de Anscombe. Pour ce faire, et pour extraire la composante purement politique de l’attitude du nazi, il déplace légèrement le probème posé. On ne cherche pas à savoir si un nazi peut bien faire ce qu’il fait (comme dans l’exemple du nazi rationnel), mais à voir si le fait d’être nazi rend le sujet plus apte qu’un autre à faire ce qu’il fait. On place ainsi le nazi dans un contexte politique, et on ne considère plus seulement l’individu qui cherche à atteindre ses buts.

Un nazi n’est pas seulement nazi, il occupe une position, remplit une fonction dans la société. Descombes prend l’exemple du recteur d’université. Est-il possible d’être à la fois bon recteur et bon nazi? (« pour qu’il puisse être question d’irrationalité pratique, il faut que soient énoncées deux fins d’un seul et même acteur, pas une », « est irrationnel ou contradictoire le programme voué à l’échec parce qu’il demande à l’acteur d’accomplir deux fins dont chacune exige la défaite de l’autre »). Dans ce cas, le recteur nazi est irrationnel en ce qu’être bon recteur suppose l’impartialité dans le recrutement des professeurs et l’évaluation des étudiants, sans prendre en compte l’origine, la position sociale ou l’appartenance à un parti, conditions que ne peut respecter un bon nazi, qui doit placer le parti et son idéologie avant toute autre considération. Descombes cherche à montrer que le champ proprement politique ne doit pas être étendu à tout (à la pratique du recteur, du médecin), afin d’éviter un échec pratique.

Il existerait donc un moyen d’évaluer rationnellement un jugement politique sans poser de valeurs universelles fondamentales, en restant sur le terrain de la pratique, sans pour autant considérer que toutes les positions politiques se valent, et qu’il n’est pas possible de décider rationnellement de la validité des unes ou des autres (on en déciderait en fonction de ses intérêts ou de ses inclinations). On n’aurait donc pas à choisir entre le relativisme (qui considère qu’il n’existe pas de véritable raison pratique, mais pour qui les positions de principe répondent à des considérations individuelles intéressées) et un rationalisme universaliste (qui fonderait la justesse des positions politiques sur des valeurs qu’il considèrerait comme universelles, produites par la raison pure). Pour ce que j’en ai compris, en espérant que je ne réduis pas l’intérêt du texte en le synthétisant un peu brutalement. Je t’avoue que j’ai eu quelques scrupules à poster cette notule, puisque je ne suis pas du tout certain de savoir rendre comme il faut un texte si dense que celui du philosophe.

La composition du livre est en outre intéressante. L’article de Descombes qui lui donne son titre est suivi par les objections et critiques de plusieurs philosophes, qui répondent aux thèses présentées avec leur sensibilité (philosophique) et même, dirais-je, leurs obsessions (philosophiques), en spécialistes du domaine. Ces articles permettent de cerner les enjeux de la question. Le recueil se termine par une réponse de Descombes, qui lui permet bien entendu de préciser ses positions.


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