Cossery, écrivain des Lumières

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Le Caire sert de décor à ses romans. Mais que tout se passe au Moyen-Orient n’a aucune importance, même si l’art jubilatoire de l’insulte – ou plutôt de l’interminable imprécation qui prend à témoin les étoiles une à une, le ciel globalement, les passants éventuellement, les générations passées et futures de mendiants ou d’orgueilleux, et, enfin, bien sûr, Allah – nous semble tout à fait typique, pour ne pas dire folklorique, nous amuse et nous étonne au point de nous secouer de rire. Le comique de Cossery ! Mais parlons d’autre chose que de folklore, puisque tout ce qui est dit et ce qui se passe pourrait l’être par chez nous.

« Ossama était un voleur ; non pas un voleur légaliste tel que ministre, banquier, affairiste, spéculateur ou promoteur immobilier ; c’était un modeste voleur aux revenus aléatoires, mais dont les activités – sans doute parce que d’un rendement limité – étaient considérées de tout temps et sous toutes les latitudes comme une offense à la morale des nantis. Doué de cette intelligence réaliste qui ne doit rien aux professeurs d’université, il avait très vite compris qu’en s’habillant avec élégance à la manière des détrousseurs patentés du peuple, il échapperait aux regards méfiants d’une police pour qui tout individu d’aspect misérable était automatiquement suspect. Personne n’ignore que les pauvres sont capables de tout. Depuis des temps immémoriaux, c’était là le seul principe philosophique admis et cautionné par les classes possédantes. Pour Ossama ce principe outrageant procédait d’une imposture car, si les pauvres étaient capables de tout, ils seraient déjà riches à l’instar de leurs calomniateurs. D’où il découle que, si les pauvres persistaient dans leur état, c’était tout simplement qu’ils ne savaient pas voler. »

Le plus drôle chez Cossery, c’est qu’il arrive à nous faire rire de la bouffonnerie, au potentiel tragique indéniable, qui préside aux relations sociales, et en particulier à leurs hiérarchies. Ses romans sont pleins de mendiants, de flemmards, voleurs et fumeurs de haschich qui n’envient en rien la richesse financière ou symbolique des autres, mais ne peut au contraire s’empêcher de rire de ceux – riches ou pauvres d’ailleurs – qui la prennent au sérieux. Et ceux-là se prennent fatalement de grands coups de pied au cul. Tout procède d’un étonnement fondamental : comment les rapports de dominations sont-ils seulement possibles entre individus ou groupes d’individus, alors qu’ils sont le résultat d’une blague qu’il suffirait de ne plus prendre au premier degré ?

Cossery trouvait les révolutionnaires professionnels (et autres terroristes évidemment) beaucoup trop sérieux, puisqu’on pourrait ne voir dans leur démarche que l’ambition de prendre le pouvoir pour devenir patrons à la place des patrons, et reproduire ainsi à l’infini l’illusion qu’il est possible de légitimer l’exercice d’un pouvoir coercitif sur les individus, et en particulier ceux qui ne souhaitent pas jouer le jeu qu’on leur propose, lequel ne peut fournir aucun gain dans la recherche de son bonheur, qui, pourrait-on dire, consiste simplement à prendre du bon temps, non à la manière des flambeurs et des pires spécimens du patronat ou des politiques, en se repaissant de son pouvoir et de sa richesse matérielle, mais par une sorte d’ascétisme serein et rieur, qu’il est sans doute bien plus difficile d’acquérir que des millions. En passant, s’il y a de l’action politique dans un roman, c’est forcément un complot de saltimbanques, pacifiste et dévastateur, puisqu’il touche au nerf sensible des rapports entre individus de différentes conditions, et par suite à l’aorte des régimes politiques.

Si on prend Mendiants et Orgueilleux, on voit à quel point ses personnages sont vigilants et soucieux de conserver leur joie de vivre et de leur détachement à l’égard des préoccupations communes. N’est-ce pas parce que ce bonheur est un moment contrarié qu’un meurtre est commis? Et que penser de l’égoïsme de celui qui assassine sur un coup de tête, sans pour autant éprouver le moindre remords ? Mais sans prendre cet exemple extrême, on comprend qu’en voulant se détacher des conventions absurdes, on risque de malencontreusement blesser ceux qui, pour leur malheur, y sont attachés, même s’il s’agit d’amis. Pas si facile donc, de rire de ce qui provoque une souffrance et même, dans le cas des Couleurs de l’infâmie, la mort, même si elles sont manifestement absurdes. Comment ne pas se consumer de haine pour un représentant corrompu du pouvoir dont les magouilles de promoteur immobilier ont tout de même provoqué la mort d’une cinquantaine de personnes? En fait, au cynisme tout contemporain des patrons s’oppose un autre cynisme sans doute brutal, mais directement inspiré du Diogène et de ses bras d’honneur à l’Empereur. (oui, je sais, c’est une interprétation, pas un fait historique)

Bref on pourrait largement écrire une thèse sur l’éthique de Cossery et ses nuances, s’il n’avait déjà pris les devants et ridiculisé toute tentation universitaire, d’appropriation et de réduction froide, puisqu’il ne s’agit pas de savoir, mais de rire, des puissants imbus d’eux-mêmes qui n’ont de cesse d’essayer de nous contraindre à respecter leur pouvoir, qu’on soit au Caire, ou à Paris.

Les Couleurs de l’infâmie, d’Albert Cossery, éditions Joëlle Losfeld.

10 Réponses to “Cossery, écrivain des Lumières”


  1. 1 Bartleby 03/04/2009 à 22:18

    Beau déménagement, camarade ! et commencer par un bien bel article sur Cossery, on ne pouvait rêver mieux. J’en profite donc pour te remercier encore et encore de m’avoir fait découvrir cet auteur génial !

  2. 2 Untel 04/04/2009 à 21:01

    Bienvenue! C’est une fierté! dommage que ce soit pas plus souvent! La prochaine fois, car il y en aura sans doute une, il faudra que je m’attache davantage à décrire la vivacité du style.

  3. 3 g@rp 05/04/2009 à 15:56

    Hey ! Toi aussi tu as déménagé sur WordPress ?
    Et pratiquement au même instant que deux des annexes de l’esc@rgot.
    Coïncidence…
    Bien belle pendaison de crémaillère, en tout cas.
    On arrose ça ?

  4. 4 Untel 05/04/2009 à 16:03

    Fallait que je change d’air.
    On arrose ça quand tu veux, surtout si on reste voisins

  5. 5 g@rp 05/04/2009 à 16:10

    A few my nephew !
    Si tu es sur ma planète en juin – disons entre le 10 et le 12 ou 13 – on le fait. Stay tune.

  6. 6 Nox 06/04/2009 à 20:34

    Bonjour,

    Bien agréable de continuer à te lire mais si tu pouvais configurer tes flux RSS comme avant (je ne lis que dans les flux), ce serait adorable ! =)

  7. 7 Untel 06/04/2009 à 21:15

    Salut Nox, écoute, ce serait avec plaisir, mais je ne suis pas sûr de savoir faire ce que tu me demandes, le flux https://etpuisquoiencore.wordpress.com/feed/
    ne fonctionne pas correctement?

  8. 8 Nox 07/04/2009 à 10:10

    Hello,

    Je ne peux lire que le début de l’article actuellement (frustrant !). Cependant, je n’en sais pas plus sur le comment reconfigurer le flux…

  9. 9 Untel 07/04/2009 à 12:05

    J’ai essayé un truc, dis-moi

  10. 10 Nox 08/04/2009 à 10:45

    Parfait ! Merci beaucoup =)


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